Humanisme pur

Altruisme et évolution

Origine de l’altruisme humain

On entend souvent dire que l’homme serait fondamentalement égoïste et que tout altruisme de sa part serait nécessairement acquis.
Comment expliquer alors que l’on observe de l’entraide et de la coopération spontanées, dans toutes les cultures et à toutes les époques, et pas seulement entre membres d’une même famille ? Comment expliquer que les morales et religions prônent toutes l’amour, le respect, la compassion… Ce que l’homme se crée si obstinément ne doit-il pas être le fruit d’une aspiration profonde ?
Un enfant de dix-huit mois qui voit une personne laisser tomber un objet s’empresse de l’aider à le retrouver, spontanément, sans briguer de récompense. Il ne fait cela que si la personne se montre triste ou contrariée d’avoir laissé tombé l’objet… C’est systématique (Felix Warneken). On observe le même phénomène, de façon un peu moins prononcée chez nos cousins les chimpanzés. Il s’agit donc là, clairement, d’un comportement inscrit dans nos gènes...
Du point de vu génétique, l’homme semble être un animal particulièrement altruiste. Pourtant, l’égoïsme dont tant d’hommes font preuve aujourd’hui ne fait pas de doute. De sorte que l’on peut se demander si ce ne serait pas plutôt cet égoïsme, qui serait « acquis »…

L’idée d’un égoïsme inné a longtemps été entretenue par une application simpliste de la théorie de l’évolution des espèces (Charles Darwin). L’individu égoïste, privilégiant sa reproduction et sa survie sur celle d’autrui, ses gènes ne devraient-ils pas se répandre plus vite ?
C’est oublier que l’altruisme peut également découler de la sélection naturelle, et même de plusieurs façons.

Tout d’abord, il s’explique immédiatement entre individus apparentés : en sauvant sa progéniture, par exemple, tout parent contribue à la propagation d’une grande partie de ses propres gènes. Le phénomène se généralise à des parentés plus lointaines (William Hamilton).

L’altruisme au sein d’une communauté de vie (et non de sang) s’explique également assez bien : un comportement de coopération, de solidarité augmente les chances de survie du groupe… (comparé aux autres groupes moins solidaires)
Or, comme l’atteste le mode de vie « tribal » encore observable dans certains coins de la planète mais aussi celui de la plupart de nos cousins primates, nos ancêtres ont vécu pendant des dizaines de millions d’années en petites communautés de quelques dizaines d’individus… Un individu isolé avait peu de chances de survie, dans la jungle… De quoi influencer les gènes, et déterminer notre nature profondément « sociale ».

Si l’on s’en tient à cette dernière explication (sélection de groupes), il y a toutefois une certaine instabilité ou fragilité du phénomène (pour l’homme). Supposons qu’un individu non altruiste apparaisse au sein d’une telle communauté, ses gènes vont naturellement se répandre rapidement en son sein… A la longue, la communauté deviendra alors moins solidaire et aura moins de chances de survie. Certes, elle finira probablement par être éliminée, mais cette évolution est assez lente et le caractère aura eu le temps de contaminer les communautés voisines (du fait d’accouplements ou de transferts de personnes)…

Un autre élément semble donc nécessaire pour expliquer de façon plus évidente l’altruisme humain. Or, un tel élément existe : le sens de l’équité. On observe que des singes refusent une récompense (en se mettant en colère) lorsqu’ils voient que d’autres reçoivent deux fois plus sans l’avoir mérité (Franz de Waal et Sarah Brosnan) ! Cela démontre bien à quel point cette préoccupation (typique chez les enfants) est, elle aussi, profondément inscrite dans nos gènes.
Supposons qu’un individu naisse sans le « gène altruiste », et exploite donc allègrement son prochain. Ses compagnons ne vont pas le tolérer, compte-tenu de leur sens de la justice. Il va être violenté par les autres ou expulsé de la tribu…
On peut imaginer qu’un individu s’abstienne d’exploiter autrui, non pas par instinct altruiste, mais par peur d’être expulsé (ou simplement mal vu par les autres). Il y aura alors une tension en lui, entre ses désirs et ses possibilités. Il sera moins heureux et apaisé que ses compagnons altruistes. Ces derniers tirent du bonheur de leur comportement altruiste, directement. On sait que la contrainte est une source de souffrance diffuse à long terme qui, si elle ne se manifeste pas par la violence, engendre la dépression. On sait qu’une telle tension interne affaiblit le système immunitaire, et donc, diminue l’espérance de vie. Elle affaiblit également l’instinct de reproduction… D’où la sélection de l’altruisme direct (et non pas calculé).

Des études, s’appuyant sur la « théorie des jeux », ont montré que la sélection devait favoriser un certain comportement baptisé « tit for tat », et que c’est bien celui qui est le plus souvent mis en oeuvre… (Triver, Axelrod) En quoi consiste-t-il ? Avec quelqu’un que l’on ne connaît pas, on commence par coopérer. Si lui a triché, on ne coopère plus avec lui.. Sauf s’il se met à coopérer…

Reste à expliquer l’humanisme : une collaboration non limitée à la tribu.
Une fois qu’une disposition existe, elle se manifeste tant qu’il n’y a pas de raisons qui s’y opposent. C’est ainsi que l’on a pu observer un chimpanzé recueillir et soigner un oiseau blessé…
Bien sûr, une tribu qui ne se défendrait pas contre des assaillants aurait peu de chances de survie, mais une tribu qui accepte d’intégrer un étranger (avec certaines précautions toutefois) augmente ses chances de succès…
Des tribus qui s’allient, également… Ce phénomène de super-alliance a en outre été observé chez des dauphins (tursiops truncatus ; Connor) et des fourmis (Linepithema humile)…

Il apparaît donc que l’évolution n’a pas déterminé chez l’homme, un comportement fondamentalement égoïste, bien au contraire. Toutefois, si elle explique son fort altruisme (certes essentiellement potentiel, aujourd’hui), il s’agit là d’un altruisme nécessairement accompagné d’une intolérance certaine à l’exploitation et aux inégalités… d’un altruisme conditionnel.
Il apparaît également que ce caractère est lié au mode de vie de nos ancêtres, une vie communautaire fondée sur une économie de coopération.
Ce qui devrait nous surprendre n’est donc pas l’altruisme humain, mais bien plutôt l’ampleur de son égoïsme actuel…

Parler d’égoïsme ou d’altruisme est bien sûr simplificateur. Examinons les choses plus en détail.
Il y a dans l’homme une multitude de tendances. Certaines d’entre elles peuvent être qualifiées d’altruistes dans la mesure où elles se traduisent par un comportement favorable au bien être d’autres individus. Mais même la notion de comportement altruiste est simplificatrice, relative, dans la mesure où un comportement peut être favorable à certains individus et défavorable à d’autres. Il serait préférable de parler de dispositions globalement favorables à l’harmonie communautaire. De plus, une disposition n’est pas, en toute rigueur, altruiste ou égoïste. Elle est plus ou moins altruiste, et moins elle est altruiste, plus elle est égoïste. Tout comme une peinture est plus ou moins lumineuse, et moins elle est lumineuse, plus elle est sombre…

Le problème de la compétition intra-spécifique

En l’absence d’instincts appropriés, l’harmonie communautaire est loin d’être assurée.
En effet, les individus d’une même espèce ont précisément les mêmes besoins nécessitant une certaine consommation matérielle (trouver de la nourriture, un refuge etc.) Ils sont donc a priori dans une relation de compétition. C’est plus particulièrement le cas pour les individus de même sexe, qui sont également en compétition dans leur recherche de partenaires sexuels.
Cette compétition naturelle est un problème biologique fondamental, surtout pour les espèces disposant d’armes de combat : il pourrait conduire à l’extinction de l’espèce par une sorte de guerre interne généralisée.
Diverses stratégies ont été « naturellement sélectionnées » pour le résoudre. On les retrouve dans diverses proportions chez toutes les espèces vivantes.

Il y a l’instinct territorial : chaque individu (ou groupe social) se détermine un territoire, que chacun respecte spontanément. Cela limite la fréquence des combats.
Il y a l’instinct hiérarchique : chaque individu se détermine un rang dans une hiérarchie qu’il respecte spontanément : les plus élevés dans la hiérarchie se servent en premier. Cela limite la fréquence des combats.
Ces deux premières stratégies sont insuffisantes à elles seules puisqu’elles ne font que limiter la fréquence des combats. Elles l’augmentent même à certains moments : lorsqu’il est question de déterminer les territoires et la hiérarchie…
Elles sont donc généralement complétées par une autre stratégie : la ritualisation des combats. Les individus s’affrontent en respectant des règles précises. Au lieu de chercher à tuer l’autre, ils jouent une sorte de jeu dont il est établi que le perdant cède la zone territoriale ou la position hiérarchique contestée. Cela fonctionne très bien chez la plupart des espèces dans la mesure où les individus ne réfléchissent pas au moyen le plus efficace d’atteindre un objectif donné, mais réagissent de façon purement instinctive… Il serait techniquement très facile à une vipère d’inoculer son venin mortel à son adversaire (elles ne sont pas immunisées), mais ce n’est pas dans son instinct de le faire… Elle ne s’en sert que contre d’autres espèces (en particulier pour se nourrir).

Les tendances territoriales et hiérarchiques sont voisines. On peut considérer la tendance territoriale comme une façon d’assurer sa propre dominance sur un territoire donné : je suis dominant chez moi, je suis dominé lorsque je suis chez autrui.
Les tendances territoriales et hiérarchiques comportent deux pôles : le pôle affirmatif : le besoin de s’assurer un territoire ou une position dominante, et le pôle passif : la tendance à respecter le territoire ou la domination d’autrui.
Les pôles affirmatifs vont a priori dans le sens de la satisfaction de la plupart des instincts non-sociaux : le propriétaire dispose de quoi vivre agréablement, le dominant se sert en premier… Ils sont également parallèles à l’instinct d’agressivité : une insatisfaction soudaine déclenche une réaction violente (colère), facilitant souvent la satisfaction : je frappe, l’autre me laisse tranquille. Les instincts affirmatifs hiérarchique ou territorial ne se résument toutefois pas à la simple expression de ses besoins primaires, fût-ce par la colère. Il s’agit bien de tendances spécifiques : recherche du pouvoir pour lui-même, par exemple.
Ces dernières peuvent être qualifiées d’égoïstes, dans la mesure où elles sont une source de conflits.
Leur sélection naturelle découle sans doute du fait qu’il est préférable pour la survie du groupe que le dominant (éventuel) soit le plus fort ou le plus malin. Ce ne serait pas nécessairement le cas si la hiérarchie n’était jamais remise en cause par celui qui s’en sent capable à un instant donné…
Les pôles passifs oeuvrent clairement, quant à eux, en faveur de l’harmonie sociale. Ils limitent la fréquence des conflits.

Mais la stratégie la plus radicale pour résoudre le problème de la compétition intra-spécifique, consiste, pour l’individu, à désirer le bien de l’autre, ou mieux : de la communauté (ou du moins, à se comporter dans ce sens, la notion de désir étant subjective). Cette disposition s’observe communément chez les parents vis-à-vis de leurs petits. On observe ainsi certains oiseaux simuler une blessure pour attirer un prédateur vers eux, et l’éloigner ainsi de leur nid. L’individu prend alors un risque important pour sa propre survie. On peut alors vraiment parler d’altruisme au sens strict.
Lorsque le comportement vise au bien d’une société, il serait plus juste de parler de « sociétisme ». Le cas le plus typique de sociétisme est sans doute celui des insectes sociaux. Les individus d’une même fourmilière ne sont pas en compétition entre eux pour la bonne raison que chaque individu s’active au service du groupe (et non pas pour son propre compte). Par exemple, les ouvrières chargées de l’approvisionnement se contentent d’amener dans la réserve commune la nourriture qu’elles trouvent à l’extérieur, et sont nourries lorsqu’elles rencontrent certaines compagnes qui leur régurgitent directement une bouillie alimentaire (trophallaxie).

D’autres stratégies existent encore en faveur de l’harmonie communautaire, qui correspondent à des plaisirs mutuels. L’épouillage chez les singes, le léchage chez les chiens sauvages, les caresses chez les pigeons, la trophallaxie des fourmis (?) (qui ressemble à un baiser)… Ces pratiques diminuent l’agressivité.
Signalons enfin une répulsion vis-à-vis de la violence, ainsi que de nombreuses stratégies de réconciliation (chez les singes, par exemple).

Cas de l’homme

On aura bien sûr reconnu ces différentes stratégies à l’œuvre… chez l’homme. Dans ce cas particulier, il convient de parler de penchants, de dispositions plutôt que d’instinct. Ces penchants peuvent, ou non, se manifester dans le comportement, l’homme ayant une grande « liberté » d’action. Son comportement est également déterminé par son environnement : habitudes acquises, conformisme culturel… et sa réflexion. Ses divers penchants ne sont d’ailleurs pas toujours compatibles entre eux, ni favorables à son intérêt à long terme.
Un minimum de satisfaction d’au moins certains d’entre eux est toutefois nécessaire à notre bien-être. En l’absence de dispositions innées, nous serions incapables de faire des choix, notre vie n’aurait aucun sens… Donner un sens à sa vie, c’est se relier à ses différents penchants puis mettre de l’ordre entre eux, afin d’établir une ligne de conduite cohérente. Le besoin de cohérence fait d’ailleurs partie de nos dispositions innées (au même titre que la curiosité, le besoin de comprendre etc.)

On aura bien sûr reconnu la tendance hiérarchique affirmatives dans la compétition auxquels les hommes se livrent pour le pouvoir.
De nos jours, le pouvoir est essentiellement obtenu par la richesse. Ainsi s’expliquent les fortunes inouïes que l’on observe chez les plus riches, très au-delà de ce qui suffirait à vivre agréablement. Le but pour certains est en effet de surpasser l’autre, celui qui est un peu plus riche et auquel ils se comparent… (T.Veblen)

Les tendances hiérarchiques passives semblent particulièrement développées chez l’homme, comme le montre l’expérience de Milgram… ou plus simplement, l’étude de l’Histoire ! Comme l’a décrit La Boétie, ce sont avant tout les serviteurs qui font le maître.
La disposition à se soumettre est sans doute à l’origine des religions. Une religion repose sur la croyance en un principe supérieur. Tout est dans le mot « supérieur »… En arabe, « soumission » se dit « islam »… L’homme se soumet volontiers à un pouvoir qui lui semble juste et puissant (ce qui se comprend aisément par la sélection naturelle). Ainsi, après avoir adoré tout ce qui lui paraissait doté de quelque pouvoir dans son environnement (animismes), il s’est « trouvé » un maître tout puissant et infiniment bon (monothéismes)…
La quête de sens ne résulte-t-elle pas souvent du besoin d’une source extérieure à soi censée déterminer notre conduite ? En ce sens la religiosité serait plus étendue que la religion. Ainsi, la Vie, la Nature, l’Histoire font souvent office de divinité…
La religion va généralement de pair avec des structures hiérarchiques qu’elle soutient (famille patriarcale, monarchies, sultanats…). Elle est généralement elle-même organisée selon ce modèle (Eglises, monastères, sectes…)
La hiérarchie semble toutefois moins fréquente dans les communautés primitives que dans beaucoup de structures plus modernes.. Le soi-disant « chef » n’y est généralement qu’un artiste de la parole ou encore un chef de guerre (Pierre Clastres). Contrairement à une idée reçue, le système tribal est souvent très démocratique. Les décisions se prennent de façon collective : chacun a voix au chapitre. Un excès de contrainte ou un manque de justice finit toujours par provoquer une révolte.

Le sens territorial se manifeste à travers la défense du territoire tribal contre d’éventuels envahisseurs extérieurs, une certaine intolérance à la différence. Il explique sans doute en partie le succès d’une économie fondée sur la propriété privée.

En ce qui concerne la ritualisation des combats, on aura compris que son efficacité est nécessairement limitée chez l’homme… Les conflits meurtriers sont donc logiquement fréquents lorsque les stratégies territoriales et hiérarchiques sont les seules à être mises en œuvres. Il y a là de quoi s'inquiéter, face à la puissance armée dont nous disposons actuellement…
On peut toutefois mentionner l’importance de la parole en tant que préliminaire au combat : la colère commence par s’exprimer verbalement. Il y a bien là une manœuvre d’intimidation préalable qui peut être assimilée à un combat rituel.
La violence physique est également limitée par un respect imposé par le visage de l’autre (cher à Emmanuel Lévinas). On a pu ainsi expliquer la dangerosité spécifique des armes agissant à distance (l'obstacle du visage est supprimé) (Desmond Morris). Toutefois, ces stratégies n’ont jamais été très efficaces…

En matière de « plaisir mutuel », nous partageons avec nos plus proches cousins, les bonobos, le fait d’avoir hypertrophié et détourné la sexualité de son rôle initial de reproduction pour la consacrer essentiellement au maintien de l’harmonie communautaire.
Toutefois, on remarque une réduction volontaire (culturelle) de celle-ci, en particulier dans les sociétés ayant privilégié les voies hiérarchiques et territoriales. Il y a là une certaine cohérence, mais on peut comprendre que cela augmente la violence…
Ajoutons également la parole, comme plaisir communautaire spécifiquement humain. Celle-ci semble avoir toujours joué un rôle majeur au sein de la tribu. En témoigne l’art de la palabre, du théâtre, du conte… notre disposition au bavardage. Deux êtres humains qui se rencontrent commencent par parler, non pas pour échanger des informations (dont ils auraient réellement besoin), mais pour sonder la disposition de chacun, sympathiser...
A la parole, on peut bien sûr ajouter la danse, la musique, le jeu…
Ces stratégies du plaisir mutuel sont toutefois largement insuffisantes pour résoudre le problème de la compétition interne chez notre espèce, trop intelligente…

On remarque chez l’homme un besoin important d’être accepté par sa communauté, et même d’être apprécié par autrui. Il n’aime pas être moqué, humilié, réprouvé et aime tout particulièrement être admiré, estimé… Cette disposition a pu être naturellement sélectionnée par le fait que, dans la communauté primitive, elle induit presque systématiquement un comportement altruiste. Du fait de la proximité, il est difficile de tricher…
Notre rejet de la violence se justifie pareillement…

Comme nous l’avons vu au début, l’altruisme et le sociétisme directs existent aussi chez notre espèce. Non seulement nous collaborons spontanément avec autrui (observations chez les jeunes enfants), mais la compassion, le sens du bien commun, sont évidents. En atteste la présence récurrente de philosophies et de morales humanistes.
Certes, cet humanisme tant désiré semble de nos jours assez peu suivi d’effets (en dehors de quelques manifestations très localisées, comme l’aide humanitaire par exemple).

Un égoïsme acquis

Si une part de notre égoïsme est bien sûr d’origine génétique, l’égoïsme actuel ne peut être expliqué dans toute son ampleur, que par un conditionnement culturel, environnemental.
Il faut bien comprendre en effet, que ce que nous sommes n’est pas déterminé seulement par nos gènes, mais aussi par notre vécu. Vu que nos potentialités génétiques sont variées, nous sommes avant tout ce qui a été cultivé en nous… Et cela découle en particulier de notre mode de vie.

Les systèmes économiques qui se sont mis en place depuis quelques millénaires, se sont considérablement éloignés du fonctionnement originel (la tribu primitive où tout est partagé), et expliquent fort bien un conditionnement à l’égoïsme.
Il serait même à craindre qu’une évolution génétique dans ce sens ne résulte de ce nouvel environnement socio-économique (puisque nous avons vu que le mode de vie tribal a été nécessaire à l’apparition de l’altruisme inné…) Un temps relativement long (plusieurs dizaines de milliers d’années) semble toutefois nécessaire à une telle influence (l’apparition de l’homo sapiens remonte à environ cent mille ans).

En économie capitaliste, l’individu doit assurer sa propre sécurité, sous la forme de propriété privée éventuellement monétaire. Or, le besoin de sécurité est très fort (c’est là un égoïsme inné)… Pour se faire, il doit exploiter autrui : vendre le plus cher possible (éventuellement son travail) et acheter le moins cher possible. La compétition est généralisée. Parallèlement, le contrôle démocratique propre à la tribu n’existe plus tandis qu’il est possible de s’enrichir discrètement, sans scrupules et sans limites…
La nécessité d’offrir de nouvelles consommations pour pouvoir s’enrichir (en vendant quelque chose), incite à la consommation de toujours plus de biens (publicité). Une incitation mutuelle, en quelque sorte. Il en résulte une culture de fait où le plaisir immédiat à travers la consommation de toujours plus de biens et services devient le but de l’existence. D’où un comportement typiquement égoïste…
Le désir de s’enrichir est de plus exacerbé par le fait que plus on est déjà riche, plus il est facile de s’enrichir encore plus. Certains biens travaillent pour nous. Le rêve de la vie facile et d’autant plus fort que quelques privilégiés en montrent l’exemple, et que la masse doit supporter l’insécurité et la contrainte. La propriété de la terre est une invention qui place les sans-terre dans une insécurité qu’aucun de nos ancêtres tribaux ne connaissait. Ce modèle économique génère une forte dépendance mutuelle conjuguée à de fortes inégalités.
Les inégalités aggravent le sentiment d’injustice. Injustice, compétition et insécurité… tout cela engendre beaucoup de violence. Notre profond désir d’harmonie est frustré (bien que parfois atténué par le replis sur de petites cellules communautaires, en compétition les unes avec les autres...)

Une violence résulte sans doute également du simple fait que ces systèmes économiques sont fondés sur la punition et la récompense, donc : la contrainte. On n'y travaille pas spontanément, pour le plaisir de contribuer à quelque chose, mais par désir ou besoin de gagner de l’argent. Cette contrainte, l’obligation de respecter ces règles du jeu, implique une certaine surveillance d’autant plus forte et violente que la tentation de tricher est grande (à cause la publicité, du relâchement des liens sociaux, de l’hypertrophie de l’égoïsme)…
Une surveillance existe certes dans le système originel, mais elle est au service d’une justice réelle, et surtout, chacun y a son mot à dire, ce n’est pas la surveillance par une autorité supérieure. Le capitalisme est fondamentalement anti-démocratique : c’est le propriétaire qui décide, pas les utilisateurs potentiels d’un bien. La particularité de la tribu est que les décisions se prennent en commun, par ceux qui sont objectivement concernés.
Tout cela pourrait bien expliquer un certain malaise, se manifestant lui-même dans la surconsommation, la drogue etc.

Nous sommes très loin aujourd’hui du niveau de démocratie que connaissaient nos ancêtres. Nous parlons souvent de « démocratie » pour désigner des systèmes oligarchiques où les détenteurs de l’autorité sont simplement désignés par un vote (au lieu d’avoir pris le pouvoir par la force). Un tel système autoritaire et pyramidal est souvent justifié par l’effectif important du groupe. C’est oublier que rien ne nous oblige à former des groupes aussi importants.
Des « tribus » pourraient fort bien gérer de façon autonome leurs problèmes internes, être chacune gardienne d’un territoire donné ; elles pourraient se réunir pour décider des rares questions restantes de portée régionale ou plus vaste. Les moyens informatiques actuels, combinés à ce fédéralisme tribal, permettraient une gestion considérablement plus démocratique des questions planétaires. Nous utilisons ici le terme de tribu pour signifier une organisation sociale particulière. Il n’est pas question de calquer des modèles existants, et encore moins d’un retour à l’âge de pierre ! La puissance technique dont l’homme dispose grâce à la connaissance scientifique n’est pas en cause. C’est ce à quoi elle est utilisée qui pose problème…

Un économie de type monétaire implique un système de punition/récompense, un mécanisme de thésaurisation, des décisions non collectives (ou en très petit comité), et favorise de ce fait, l’égoïsme… Sortir d’un tel système aiderait à changer d’état d’esprit : une relation monétaire (même plus « juste ») rappellerait inévitablement certains concepts et habitudes…

Conclusion

Non seulement la théorie de l’évolution des espèces explique bien nos dispositions psychologiques fondamentales, mais elle permet de mieux comprendre la situation actuelle de l’humanité.
Nous nous sommes éloignés du type de rapports sociaux ayant déterminé nos dispositions altruistes. De sorte qu’actuellement, ces dernières sont soit peu développées, soit rendues inefficaces dans le maintien d’un minimum d’harmonie et de bien-être.
Le besoin de reconnaissance, par exemple, désormais associé à un mode de vie compétitif et individualiste a renforcé la compétition et le mal-être au lieu de favoriser l’altruisme…

L’altruisme induit par la morale et la religion est globalement insuffisant dans ce contexte.
La promotion d’un mode de vie plus en accord avec notre nature profonde et la survie de notre espèce semble donc s’imposer.

Le malheur est que le conditionnement culturel au capitalisme est tel que peu d’être humains envisagent aujourd’hui de vivre d’une façon radicalement différente, plus humaine. Il faut pour cela avoir pris le temps de la réflexion, réflexion pour plus de cohérence intérieure, ou pour assurer la préservation de l’espèce.
Certains sont tellement conditionnés à la peur des autres, à la peur de perdre leurs maigres possessions que toute initiative dans le sens de la communauté (même avec des garanties) les terrifie. Le manque d’autonomie même, propre au système actuel, fait que nous sommes farouchement attachés au peu d’autonomie qu’il nous laisse, sous la forme sous laquelle il nous la laisse. On n’imagine pas d’autres formes de liberté plus satisfaisantes. On est d’abord dans la peur de perdre avant d’être dans le désir de gagner, sans même parler d’amour et de respect !
Il est vrai que l’acquisition de nouvelles aptitudes est généralement nécessaire. Difficile de vivre ensemble lorsqu’on a appris la compétition et l’égoïsme.
De plus, nous ne connaissons bien souvent de la communauté, que sa version autoritaire et pyramidale (la famille, l’école, l’armée, le couvent, la secte...) Une communauté où résident les rapports de force n’est évidemment guère alléchante, surtout en tant que dominé. Or, on n’envisage que ce à quoi on a été habitué et conditionné… Enfants, nous sommes d’abord dominés…
Par ailleurs, la seule alternative habituellement servie au capitalisme est un communisme autoritaire et étatique dont on connaît l’échec et les dérives dictatoriales voire sanguinaires…
Comment s’étonner que rien ne bouge !

Sans parler des fautes de logique : « La majorité des êtres humains que j’observe sont égoïstes, donc, l’égoïsme est dans la nature humaine ». Le terme vague de « nature » permet d’amalgamer « forme à un instant donné » avec « totalité des potentiels ». L’autorité des grands penseurs et de leurs belles paroles achève de nous convaincre : « l'amour de la distinction, si naturel à l'homme (...) suscite et entretient le mouvement perpétuel de l'industrie du genre humain » (Adam Smith).
Si l’on ajoute à l’amour des généralités, l’amour de la médisance et de la tranquillité immédiate, on ne s’étonnera plus de l’inertie ambiante !
Une inertie qui nous maintient fermement dans la guerre de tous contre tous, dans un régime tellement incapable de gérer le bien commun, qu’il nous précipite vers une catastrophe écologique sans précédents.

Un sursaut de conscience, de réflexion, passant par le démontage d’une foultitude d’idées reçues semble nécessaire.
Un désir virulent d’authenticité, un sursaut d’altruisme, aussi.
Un questionnement philosophique personnel pour redécouvrir les conditions d’un bonheur durable, certainement. Un bonheur ne passant pas par la consommation du plus grand nombre de biens possibles, mais rimant plutôt avec chaleur humaine, démocratie véritable, ouverture et solidarité.
Si les membres des tribus primitives, sont souvent les premières victimes de la civilisation lorsqu’elles entrent en contact avec elles, il y a toujours eu quelques sages, apôtres de la « décroissance ». Diogène de Sinope, par exemple, rejetait déjà une société de surconsommation*, il y a plus de 2400 ans ! Leur particularité ? Ils avaient un peu réfléchi à ce que pouvait être une vie plus authentique, plus en accord avec leur nature profonde, leurs gènes, là où la grande masse se contentait de suivre le modèle représenté par son entourage, de rêver les rêves imprimés dans son subconscient par la tradition et les médias.
Il y a toujours eu, tout au long de l’Histoire, des tentatives de retour à une vie plus communautaire, certes rares et limitées, et mêlées, surtout dans les temps anciens, à des considérations irrationnelles et religieuses. C’est clairement là, l’expression d’un besoin profond, ancestral, par-dessous la couche de conditionnement culturel.

L’évolution sélectionne aveuglément ce qui fonctionne. Va-t-elle sélectionner un système, favorisant la guerre entre individus et entre clans au sein d’une espèce disposant d’armes d’une puissance jamais égalée ? La réponse est évidente.

Sommes-nous une espèce condamnée ? Là, c’est moins évident…
Car il existe une stratégie supplémentaire, qui distingue l’homme des animaux : sa capacité de réflexion. Cette capacité est à l’origine d’une réussite remarquable, sur le plan matériel.
Pour que l’aventure se poursuive, il est maintenant urgent que cette intelligence si efficace soit enfin consacrée au plan social.
Le retard dans ce domaine est énorme. Sans doute parce que les émotions y sont plus fortes, et que ce manque de sérénité s’oppose à une réflexion rationnelle. L’homme est pourtant capable d’un certain détachement par rapport à ses émotions…
Notre comportement n’est pas dicté par nos tendances innées, d’ailleurs multiples et contradictoires, il nous est possible de choisir sciemment une philosophie de vie cohérente.
Une culture et un mode de vie différents, en accord avec nos dispositions innées à l’harmonie, sont également nécessaires en pratique pour une réduction de la violence, pour un bien-être partagé et durable. Ne parle-t-on pas volontiers à ce propos de société plus « humaine » ?
Sans une initiative volontaire d’un grand nombre de personnes dans ce sens, le pire est à craindre. Notre tendance à supporter des situations insatisfaisantes (forme d’altruisme (?)) pourrait nous être fatale…

Si l’évolution a un sens, il semble que ce soit celui de la socialisation : les organismes les plus élémentaires se regroupent en unités dont tous les membres concourent au même but. Ainsi, la cellule eucaryote de base est le résultat d’une symbiose. Les organismes pluricellulaires sont des sociétés de telles cellules. Certains organismes pluricellulaires forment, à leur tour, des sociétés…
Ce qui est certain est que dans ce processus évolutif, des espèces apparaissent et d’autres disparaissent. Le sort de la nôtre semble conditionné à une meilleure… socialisation.

En tout cas, il est entre nos mains...
Or, nous avons tout ce qu’il faut pour réussir : la capacité de prendre conscience, de créer du nouveau, de croître en intelligence, de se prendre en charge... Reste à utiliser effectivement tout cela, à s’extraire de la torpeur, du conformisme et du défaitisme, puis à agir. C’est l’affaire de chacun d’entre nous, aujourd’hui…

DP, janvier 2008

* Dans une anecdote célèbre, il abandonne son écuelle après avoir vu un enfant buvant à la fontaine avec ses mains.

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