Humanisme pur

L'harmonie ?

-L’harmonie, voilà encore un truc à la mode. Mais, en dehors de la musique, que peut bien signifier « être en harmonie » ?

-Je ne sais pas trop. Par contre, on peut être ou pas en harmonie avec notre environnement, et, en particulier, avec les autres.…

-Que signifie « être en harmonie avec les autres » ?

-C’est, pour reprendre le mot de Saint Exupéry, « regarder ensemble dans la même direction » au point non seulement de ne pas se nuire mutuellement mais encore de coopérer spontanément.

-Programme séduisant... de prime abord. Mais, en pratique, cette harmonie n’implique-t-elle pas quelques sacrifices de la part de chacun ? Est-elle donc réellement compatible avec le bonheur individuel ?

-Je dirais que l’harmonie véritable n’implique aucun sacrifice, qu’un certain bonheur individuel est la clef du bonheur de tous, et que pour être en harmonie avec les autres, il faut d’abord être en harmonie avec soi-même.

-Intéressant ! Et c’est quoi, « être en harmonie avec soi-même » ?

-Pour commencer, c’est ne pas avoir d’aspirations incompatibles entre elles.
Exemple : Je veux ne pas grossir (pour garder une bonne santé) ; mais je veux aussi manger librement tout ce qui est bon (par gourmandise). (Il y a bien sûr d’autres alternatives, mais cet exemple est ici purement didactique).
Si je me laisse aller à la gourmandise, je compromets ma santé. Grignoter des gâteaux me procure un plaisir immédiat. Quelle aspiration privilégier : l’aspiration à une bonne santé, ou celle du plaisir gustatif ?

-Il semble plus raisonnable de sacrifier le plaisir immédiat (gourmandise) à l’aspiration à une bonne santé. Mais s’il y a sacrifice, il n’y a plus harmonie avec soi-même (je me contrains moi-même). De plus, si c’est pour vivre dans la frustration, à quoi sert la santé ? L’important n’est-il pas de profiter de la vie. Donc : manger les gâteaux.

-Gare à la conclusion hâtive : pourquoi la suppression du désir serait-elle nécessairement sacrifice, frustration ? Dès que je pense à autre chose qu’au gâteau, je ne suis plus frustré, il n’y a plus rien. La frustration peut être supprimée de ma propre initiative mentale. Encore faut-il avoir saisi la profondeur de cette démarche. Il ne faut pas refouler ! Il faut « aller au-delà ». Réaliser qu’il y a un "au-delà", un désir par delà le désir. Grâce à ce pouvoir sur moi-même, je ne souffre plus, je reste serein.

-Oui, mais il n’y a pas le plaisir…

-Certes, il n’y a plus un certain plaisir. Mais le bonheur est-il proportionnel à une quantité de plaisirs ? De plus, faut-il s’accrocher à chaque plaisir, sachant qu’il y en a tellement que l’on ne pourra jamais tous les expérimenter ? Et il y en a de subtiles : le plaisir d’être, en dehors de toute sollicitation extérieure, le plaisir du bruit du vent dans les arbres, de son souffle sur notre corps ? L’intensité d’un plaisir ne tient-elle pas d’abord à la perception que l’on en a ? Est-il même possible d’évaluer cette intensité ? N’est-il pas simpliste de substituer au plaisir vécu, une idée d’un plaisir quantifiable, consommable, de se limiter à certains plaisirs trop évidents ?
Ainsi, l’idée que « profiter de la vie » se limiterait à une consommation maximum d’un certain nombre de plaisirs étiquetés comme tels, ou simplement à prendre du plaisir comme une fin en soi, n’est-elle pas simpliste ? Et d’ailleurs, pourquoi faudrait-il « profiter de la vie » ? La vie est-elle un produit de consommation ? Tout serait-il consommation ? Ces idées ne sont-elles pas des produits de la société de consommation ?
Mais revenons à nos moutons. D’abord, il s’agit bien de choisir entre les deux options : si deux désirs incompatibles se maintiennent, il y a conflit interne, malaise, blocage, il n’y a pas harmonie.
Par ailleurs, une option peut être source de disharmonie en elle-même, de par ses conséquences. Ainsi, si je choisis de m’abandonner systématiquement au plaisir immédiat que constitue la gourmandise, ma santé s’en ressentira, d’où une souffrance dans le futur. Or si je désire le plaisir, je ne désire pas la souffrance. Il n’y aura pas harmonie entre mon désir : un plaisir physique, et ce qui en résulte ultérieurement : une souffrance physique.
Pas de problème, par contre, si je choisis de privilégier ma santé…

-Mais la santé pour quoi ?

-Pour le plaisir d’être en bonne santé, par exemple. Mais aussi pour tout ce qu’elle permet de réaliser (c’est-à-dire beaucoup de choses!). Je peux faire plus de choses et mieux (réaliser plus de désirs) si je suis en bonne santé que si je suis malade (toutes les choses que je peux faire ne s’opposent pas à ma santé !)

-Etre en harmonie avec soi-même consiste donc à se maintenir en bonne santé ?

-Ce n’était qu’un exemple. C’est beaucoup plus général.
Considérons un autre choix :
Quelqu’un me fait du mal, quelle réaction immédiate adopter : je me venge ou je reste amical ?
Là encore, il y a un comportement qui est plus spontané mais qui est généralement nuisible sur le long terme : se venger, et un autre, qui présente généralement un intérêt sur le long terme mais nécessite une certaine maîtrise de soi dans l’immédiat : rester amical. Ce dernier correspond à l’harmonie maximum avec soi-même (moins de malheurs dans le futur), et manifestement, comme on le devine ici : avec les autres !

-Etre en harmonie avec soi-même consiste donc à se maîtriser pour choisir ce qui est le plus efficace à plus long terme ?

-Là encore, c’est plus général que ça.
Il y a en nous une multitude d’aspirations, plus ou moins cohérentes les unes avec les autres et avec leurs propres conséquences. Parmi ces aspirations, il faut privilégier celles qui sont sources du maximum de cohérence. Ce sont généralement les plus vastes et générales. Ainsi le durable est préférable au passager, ce qui avantage le plus grand nombre est préférable aux intérêts particuliers. Par exemple, si je défends seulement les intérêts de ma famille, je vais avoir tendance à me retrouver en conflit avec ceux qui défendent les intérêts d'autres familles (la leur).
Le choix du bien le plus vaste n'est pas irréaliste car je peux, consciemment, me fixer les objectifs que je veux, grâce au pouvoir sur soi dont nous avons parlé précédemment. Je suis libre de déterminer le sens que je donne à ma vie.
Les objectifs qui apportent le maximum d’harmonie sont les mêmes pour tous : œuvrer dans le sens de la paix, de la justice, de la préservation des équilibres écologiques... en un mot : de l’harmonie. Cette convergence est elle-même génératrice d’harmonie avec autrui car cette dernière implique de poursuivre un but commun. Des personnes poursuivant des intérêts différents, et partageant ne serait-ce qu'une même planète, se retrouvent en conflit un jour ou l'autre...

-Donc, pour être en harmonie avec soi-même et avec les autres, il faut œuvrer consciemment dans le sens de l’harmonie à grande échelle ? ça semble assez logique ! mais y parvient-on forcément ?

-Bien sûr que non. Mais plutôt que ne rien faire, que se complaire dans le cynisme et le fatalisme, que s'abandonner à ses pulsions immédiates, généralement sources de disharmonie et de souffrance, on peut oeuvrer dans le sens de l’harmonie. Même, si la perfection n’en résulte pas automatiquement, le progrès est considérable.
Combien de personnes consacrent leur vie à œuvrer consciemment dans le sens de l’harmonie à grande échelle ? N’est-ce pas une infime minorité ? Le monde serait vraisemblablement très différent si ces personnes étaient plus nombreuses.
De plus, qui a dit qu’il fallait atteindre la perfection ? Pourquoi serait-ce là une nécessité ? Le bonheur n’est-il pas dans l’action, dans le vécu immédiat, mais un vécu qui ait un sens ?
On peut bien sûr s’interroger sur les façons d’œuvrer plus efficacement dans le sens de la paix, mais déjà, à ce stade de la discussion, l’harmonie avec soi-même est acquise, la question purement philosophique est réglée.

-Mais la paix, l’harmonie, n’est-ce pas ce que tout le monde désire ? Comment expliquer que notre monde en soit si loin ?

-Parce que « tout le monde » se contente de « désirer l’harmonie ». Cela ne suffit pas. Je me répète : il faut donner à ce désir la première place. Cela, « tout le monde » en est très loin, et c’est ce qui explique l’abondance des conflits, et le triste état de la planète. Celui qui participe à la pollution et à la surexploitation par sa fascination aveugle pour le confort, désire la préservation de l’environnement... De même, celui qui désire sa réussite personnelle, celle de sa famille ou de son peuple, désire aussi la paix... et alimente la guerre.
L’harmonie avec soi-même, c’est mettre de l’ordre dans ses aspirations. C’est mettre les désirs particuliers au service de plus généraux... Ainsi, naît l’harmonie en soi, et hors de soi.

-Ok, mais quel intérêt y a-t-il à participer à l’harmonie plutôt qu’à autre chose ? N’est-ce pas plus jouissif de satisfaire des désirs plus immédiats ?

-Un intérêt est qu’avant de garantir un bonheur durable, cette attitude est le résultat d’une jouissance immédiate, l’amour : l’amour, au sens de ce ressenti agréable qui nous porte à l’entraide, la solidarité, à œuvrer en faveur de l’harmonie. Cette activité est un bonheur en soi. Il n’y a pas à se forcer ! C’est bien ce qui rend cette attitude réaliste. Elle est la manifestation naturelle de notre être profond.

-Il me vient encore une objection à cette vision idyllique : des personnes peuvent fort bien partager un même objectif prioritaire : la paix dans le monde, par exemple, et ne pas être d’accord sur les moyens d’y parvenir. Il y a alors conflit de méthodes. Il n’y a pas harmonie, et elles peuvent même se faire la guerre, pour convertir l’autre ou l’empêcher d’agir.

-Cette objection ne s’oppose pas à l’idée générale en vertu de laquelle les conflits découlent d’objectifs incompatibles. En effet, l’objectif ultime des personnes, dans cet exemple, n’est pas « la paix dans le monde », mais bien « la paix dans le monde par tel moyen »… Sinon, elles seraient prêtes à remettre en cause leurs idées pour faire triompher la paix. Le fait de s’accrocher à tel moyen, au point de faire la guerre ne saurait résulter de la quête de l’harmonie… c’est trop incohérent. De plus, ne soyons pas dupes : nombreux sont ceux qui prétendent vouloir « la paix dans le monde », mais qui masquent sous cette déclaration des préoccupations moins avouables. La recherche de la paix implique manifestement de chercher à s’entendre avec ceux qui ont des idées différentes.

-Oui, mais tout le monde ne pense pas forcément à chercher à s’entendre. Je veux dire que les grandes idées ne suffisent pas à l’harmonie de tous les jours. Je dirais même que l’amour ne suffit pas, et qu’il faut également une certaine capacité au dialogue positif.

-C’est exact ! À la nécessité de l’amour (tel que nous l'avons défini), rajoutons celle de la pensée logique et de l’humilité intellectuelle. Si chacun ne décolle pas de ses certitudes, il n’y a pas de possibilité de s’entendre. Chacun devrait être ouvert à la remise en cause de ses idées concernant les moyens, c’est ce que j’appelle l’humilité intellectuelle. La pensée logique permet de se mettre d’accord : chacun émet des arguments auxquels l’autre est sensible.

-L’amour et la raison, comme clefs de l’harmonie ? Ces deux entités ne s’opposent-elles pas ?

-Cette opposition est une idée reçue qui n’a pas lieu d’être ici (nous ne parlons pas d’amour passionnel). Au contraire, ces deux dispositions se complètent parfaitement, chacune jouant un rôle spécifique. L’amour fournit l’énergie que la raison canalise. L’amour fournit la fin, la raison le moyen. C’est de leur coopération que peut découler l’harmonie.

-Ok, mais concrètement, pour un monde de paix, on fait quoi ?

-Il y a sans doute de nombreuses choses à faire. Disons que si l’on s’intéresse à l’harmonie maximum : à des solutions à long terme, il conviendrait de s’attaquer aux causes ultimes du problème, lesquelles résident dans la psychologie humaine. Les révolutions jusqu'à maintenant, on essentiellement remplacé des exploiteurs par d’autres…
Il importe donc de commencer par un travail sur soi-même. Ne serait-ce que pour favoriser des décisions conscientes et réduire les réactions irraisonnées, purifier son amour et cultiver sa raison. Rien ne sert de s’agiter, de se précipiter au secours de la veuve et de l’orphelin. Cela ne remet pas en cause ce qui génère l’injustice. En la chassant à tel endroit, on la recrée souvent ailleurs. Une société, c’est comme une soupe : difficile d’en faire une bonne avec de mauvais ingrédients… elle est le reflet de ses membres. Par contre, en cultivant l’harmonie en soi-même, on la répand naturellement autours de soi.
Certes des changements dans l’organisation sociale sont souhaitables, mais ils n’amélioreront sensiblement la situation que s’ils concernent des personnes ayant développé un comportement plus adulte et souhaitant poursuivre dans cette direction. Avec de nouveaux « ingrédients », la cuisine se fera tout naturellement de façon différente… pour un résultat très nettement amélioré !

-Il faudrait donc attendre que tout le monde soit, sinon parfait, du moins « adepte » de la quête de l’harmonie maximum, avant de faire quoi que ce soit sur le plan politique ou économique ?

-Bien sûr que non !
D’abord, j’ai parlé d’amélioration sensible… il est sans doute nécessaire de faire des choses sur le plan politique et économique afin d’améliorer un peu la situation ; en pratique, je dirais surtout : afin de limiter les dégâts ! Il est également utile de faire de l’éducation. Il n’y a sans doute pas une solution simple à tous les problèmes. Ce que j’ai suggéré, c’est un mode d’action particulier qui pourrait apporter beaucoup : expérimenter des organisations radicalement nouvelles avec des personnes suffisamment mûres. Cela peut être utile, aussi bien pour mettre au point le système le mieux adapté à un hypothétique avenir où les personnes « humanistes » seraient plus nombreuses, que pour « humaniser » d’autres personnes (ne fût-ce que par la vertu de l’exemple), et substituer ainsi, petit à petit, un nouveau système plus harmonieux, à l’ancien. Une révolution sans épanchement de sang, en quelque sorte.
Une telle recherche est même urgente de nos jours, quand on réalise que l’organisation actuelle et la mentalité qui va avec sont à l’origine d’une destruction inexorable du milieu naturel (dont dépend notre survie)…

-Cette idée n’a-t-elle pas été testée par les socialistes utopistes du XIXè siècle ?

-Dans une certaine mesure, oui. Mais ces pionniers étaient généralement très naïfs. De plus, il y a de nombreuses façons de « tester » la chose. Il faut en essayer de nombreuses avant de trouver ce qui fonctionne. La moindre innovation technique nécessite de très nombreux essais et erreurs. Dans le domaine social, on baisse les bras au premier échec… est-ce vraiment très rationnel ? Par contre, il importe de ne pas recommencer les mêmes erreurs, nous sommes bien d’accord !

-Un tel projet ne reviendrait-il pas à former une sorte de secte ?

-Pour quiconque pense de façon rationnel, ce qui importe n’est pas la façon dont on désigne le projet, ni sa ressemblance avec ceci ou cela. Ce qui importe c’est uniquement s’il est source de bien-être ou pas, de liberté ou pas, pour un maximum de personnes. Ce qui importe, c’est sur quels points a lieu la ressemblance. Les sectes, sont (au sens moderne) des organisations au sein desquelles une minorité (par exemple : le gourou), exploite une majorité, en lui faisant miroiter un gain personnel ou une efficacité dans le sens d’un monde meilleur, tout cela, en ayant recours à des croyances plus ou moins farfelues ou des techniques de manipulation bien connues. Rien n’empêche un projet « utopistes » de se prémunir contre ce genre de dérives… par exemple, par une structure non hiérarchique, une charte comportementale, une certaine ouverture sur l’extérieur etc.
Il est important de dénoncer les sectes, mais aussi un certain terrorisme intellectuel consistant à rejeter par la simple évocation du mot « secte » tout ce qui s’éloigne d’une certaine norme… attitude sectaire, s’il en est ! Bref, il convient de dénoncer la bêtise sous toutes ses formes. Cela fait parti du combat pour l’harmonie, qui, je me répète, commence à l’intérieur de chacun d’entre nous.

-On voit bien, sur cet exemple, l’importance de la raison, que ce soit pour éviter d’être victime d’une secte, ou pour éviter d’en voir partout au point de jeter le bébé avec l’eau du bain… L’amour ne suffit pas.

-Oui, mais la raison au service de l’amour… et de l’action ! Telle est, manifestement, la condition de l’harmonie.


Dans le même thème, voir également : l'harmonisme rationnel.

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