Humanisme pur

La liberté

« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », peut-on lire sur la déclaration des droits de l'homme. Pourtant... si je désire écouter de la musique mais que je ne peux pas le faire car cela nuit à mon voisin de palier, il est clair que ma liberté est entravée. Je le ressens. C'est une évidence première. Qu'il faille ou non suivre ce désir, respecter mon voisin, est une autre question.
On peut certes définir les termes comme on veut. Mais s’en tenir à un sens aussi simple et intuitif que possible, permettrait une meilleur qualité de la réflexion. Pourquoi toute « liberté » devrait-elle être bonne ?

Certes, on ne peut réduire le concept de liberté à l'absence de toute contrainte. Ou alors, ce serait une vue de l'esprit parfaitement irréalisable. Je suis soumis à l'attraction terrestre et ne peux m'y soustraire sur-le-champ, par ma seule volonté. Donc, je ne suis pas « libre ».
Mais si nul ne peut être totalement libre, il est possible de l'être plus ou moins. Par exemple, si l'on me jette en prison, si une maladie m'astreint à demeurer à l'hôpital, si je perds ma fortune, si j’ai un voisin qui n’aime pas la musique, ma liberté diminue, car je peux faire moins de choses.
Le problème est d’ailleurs plus complexe, car je peux toujours faire tout ce que je veux, potentiellement. Prisonnier je peux m’évader, malade guérir, pauvre m’enrichir etc. Mais la contrainte demeure : c’est la difficulté de la tâche. Je suis d’autant moins libre que, prisonnier, il m’est difficile de m’évader, malade, difficile de me soigner, pauvre, difficile de m’enrichir etc. Je suis d’autant plus libre que je peux réaliser mes objectifs plus facilement.

Mais même ainsi quantifiée, la notion reste fallacieuse. Peut-on mettre sur le même plan la liberté de manger à sa faim et la liberté de posséder un yacht ? Il est clair que la première a plus de prix, car elle correspond à un besoin plus fondamental. La liberté de s’exprimer et celle de se droguer n’ont pas la même valeur.
Donc, littéralement, des expressions comme « La Liberté », voire « une société de liberté » n’ont aucun sens… La liberté de qui ? et de faire quoi ? Puisqu’il est évident qu’en aucune circonstance tout le monde ne peut obtenir facilement tout ce qu’il veut.
Ainsi, dans une économie « libérale », c’est : le maximum de libertés pour les plus riches et le minimum pour les plus pauvres. Certes les pauvres ont la « liberté » ce s’enrichir, mais elle est très faible, puisque dans ce régime, il est d’autant plus difficile de s’enrichir que l’on est pauvre… Une telle société est donc fondamentalement inégalitaire sur le plan des libertés. De plus, les individus les mieux servis y sont logiquement les plus avides et les moins scrupuleux…
Une société où la liberté de faire une chose serait proportionnelle à l’intérêt pour le plus grand nombre de la chose désirée, serait-elle moins « libérale » qu’une société où la liberté est proportionnelle au seul compte en banque de la personne qui désire ?

La vrai question est : « quelles libertés ? »
La liberté d’élever l’âme d’autrui, ou la liberté de l’abrutir ?
Qu’est-ce qui est le plus facilité dans une économie où l’audimat est roi ? Une société fondée sur la « consom­mation » ? Qui est le plus riche, le mieux traité, entre celui qui séduit, qui divertit, et celui qui éduque ? Demandez à Socrate, à Jésus !

Sans compter que toutes les libertés ne sont pas compatibles.
Ainsi, la liberté de ne pas être dérangé s’oppose à celle de pouvoir déranger les autres.
Faut-il privilégier la liberté de respirer un air pur, ou la liberté de fumer n’importe où, n’importe quand ? La liberté de se promener sans danger dans la campagne, ou la liberté de chasser n’importe où et n’importe quand ? La liberté de vivre en sécurité, ou la liberté de voler et de tuer ? En quoi la police et la justice sont utiles ! Elles nuisent évidemment à certaines libertés. Ce n’est pas toujours un mal !
L’éloge irréfléchi de « la liberté » ne débouche sur rien. Il faut choisir entre plusieurs, et toutes ne sont pas équivalentes. C’est seulement certaines d’entre elles qu’une « déclaration des droits de l’homme » devrait aider à renforcer : celles de vivre décemment, dignement, en sécurité, de pouvoir s’exprimer, influencer la société, vivre en harmonie avec les autres. Toutes ces libertés sont-elles aujourd’hui à un niveau acceptable pour chaque citoyen ?

Cependant, si certaines contraintes sont incontournables, il est plus agréable qu’il y en ait le moins possible, indépendamment de leur nature. Quand leur nombre s’accroît, on devient prisonnier sans s’en apercevoir et souvent par sa propre faute, prisonniers des conséquences de nos désirs. C’est ainsi que le pauvre est parfois plus libre que le riche, car il a moins à perdre, moins à calculer. C’est ainsi qu’une technicité élevée, des relations sociales complexes, non basées sur la confiance et une communication profonde, sont sources de con­traintes qui peuvent devenir difficiles à gérer (le cinéma comique nous le rappelle agréablement). L’hom­me est alors pris dans un engrenage, son attention est trop sollicitée pour qu’il puisse se pencher sur l’essentiel. Et comme il ne le fait pas, il ne parvient pas à s’en sortir. C’est un cercle vicieux.
Il est vrai que l’essentiel peut effrayer, que l’on peut avoir comblé avec précipitation le vide de son existence, en ayant oublié de se poser la bonne question : avec quoi ?

A priori, la fin de l’individu n’est pas sa liberté, c’est son bonheur. Tout au plus celle-là est-elle un moyen pour mieux parvenir à celui-ci. Mais le moyen ne doit pas masquer la fin. Qu’est-ce que je ferais si j’étais totalement libre ?
Et pourquoi attendre cette éventualité (d’ailleurs illusoire) ? Est-il raisonnable de consacrer l’essentiel de son existence à amasser les moyens de faire ce dont on a envie ? à préparer les conditions pour pouvoir enfin exister ? Se contenter de gagner sa vie, n’est-ce pas le plus sûr moyen de la perdre ?

La liberté ne fait pas le bonheur. Que m’importe que soit entravée ma liberté de faire quelque chose qui ne m’intéresse pas ? La liberté qui nous intéresse est celle qui concerne les choses que l’on désire. Celui qui désire beaucoup de choses extravagantes souffre plus de la contrainte. C’est ainsi que le sage stoïcien, qui se conten­te de désirer ce qui est en son pouvoir, atteint un certain bonheur. C’est ainsi que mes exigences sur le monde sont comme un couteau que je me plante moi-même dans le corps, couteau dont j’aurais oublié que j’en tiens le manche…
Certes, on ne peut pas vouloir ses propres désirs. Cependant, on peut en influencer le développement, en trouver certains cachés derrière certains autres, remarquer leurs conséquences… n’est-ce pas là notre supériorité sur « l’animal » ? notre espoir ?

Par exemple, un désir égoïste génère plus de contraintes qu’un désir humaniste.
Si j’aime quelqu’un et que je lui fais plaisir, ma liberté de lui faire plaisir n’est pas limitée par la sienne. C’est seulement la liberté de nuire, qui « doit s’arrêter là où commence celle d’autrui ». Ainsi, plus j’aime de monde, plus je suis libre ! La limitation de la liberté de chacun par celle des autres n’est aucunement une conséquence obligatoire de la vie en société. Ce n’est le cas que pour des égoïstes. La liberté sociale éprouvée a donc deux conditions suffisantes indépendamment l’une de l’autre : l’amour et la solitude.
D’ailleurs, dans son sens fort, une société est un lieu où les individus coopèrent spontanément à un but commun. Loin d’être une contrainte les uns pour les autres, ils sont une force les uns pour les autres. C’est seulement lorsque leurs buts divergent, que leur liberté décroît et que les conflits s’accroissent.
Supposons que me vienne le désir d’écouter de la musique, mais que mon voisin a besoin de calme pour étudier ce jour là. Si je me sens solidaire de lui, mon désir global consistera soit à écouter la musique avec un casque ou dans un autre lieu, soit à reporter ce projet. Il n’y aura pas eu de contrainte (ressentie) puisque j’aurai choisi en prenant en compte mes différents désirs et que celui inspiré par mon amitié ou ma solidarité l’aura emporté sur l’autre.
Bien sûr, si le « désir » de ne pas le déranger est inspiré par le souci de ne pas être l’objet de ses représailles, ou simplement de « ne pas avoir de problèmes », il s’agit en réalité d’une contrainte…

Plus précisément, une même contrainte objective nuit plus ou moins à ma liberté selon la façon dont je la perçois.
Si je suis soumis à mon voisin comme à un tyran, s’il m’inspire une peur viscérale, je suis moins libre que si je gère son refus de la musique comme une simple contrain­te matérielle, non affective. Si je gère son refus de la musique comme une simple contrainte matérielle, je suis moins libre que si je comprends son désir, et je le suis d’autant plus que je le partage profondément. Par exemple, à côté d’une fiche murale se trouve la consigne : « débrancher les rallonges après usage » ; c’est une contrainte. S’il y est rajouté : « Des enfants en bas age circulent souvent dans cette pièce, cette précaution permet de limiter les risques d’électrocution » ; c’est un objectif que je partage. Quelle est la méthode qui respecte le mieux la liberté : l’ordre ? ou l’explication ? Quelle est la plus efficace ?

L’explication n’est certes pas toujours possible. Une part de confiance s’avère parfois nécessaire. Mais dans notre société, est-ce vraiment pour cette raison subtile et rationnelle, que dominent les rapports de force et les structures hiérarchiques ? ou parce certains aiment le pouvoir pour lui-même, et s’y accrochent ? Un pouvoir drapé dans ce qui devait initialement favoriser certaines libertés : la justice, la propriété privée, la spécialisation… qui est le tyran ? quelle est la racine du mal ?

En outre, les contraintes que nous percevons ne sont pas que la conséquence de notre environnement humain ou naturel. On peut se contraindre soi-même ! Je peux très bien m’obliger à faire quelque chose, et le faire de mauvaise grâce, ou ne pas y parvenir. Je souffre car, en moi-même, un désir est contrarié. Tout se passe comme si j’étais plusieurs. Parler de liberté ici peut surprendre, car que je suis seul avec moi-même. Pourtant, la contrain­te est manifeste. La solution ? Les différents « moi » en conflit ne sont pas équivalents. On souffre d’autant moins que l’on est mû par le « moi » le plus profond, le mieux intégré au reste de notre personnalité. On agit d’autant plus librement que notre décision a été mûrement réfléchie, que plus de choses ont été digérées.

On est d’autant plus libre, que l’on est autonome, que l’on n’intègre pas les raisons de son entourage comme une morale première. L’essentiel de notre servitude est volontaire, pas seulement celle qui nous fait acclamer des tyrans de cher et d’os.
On est d’autant plus libre que l’on a ancré ses raisons au plus profond de son humanité; que l’on est moins le jouet de réactions, de réflexes superficiels et inconscients.
Lorsque la liberté extérieure est suffisante, peut commencer la conquête la plus fructueuse : celle de la liberté intérieure.

Il est tentant de généraliser cette dernière à la largeur de vue, source d’innovations et d’évolution. Nos modes de pensée nous limitent énormément. Nous pensons sur des rails donnés, ceux de notre expérience limitée. Au cas où, par un hasard extraordinaire, l’on parviendrait à s’en libérer un peu, à élargir notre perspective, des réflexes conditionnés nous rappellent à l’ordre : « ça n’a jamais marché », « les choses sont ainsi faites », « il faut rester les pieds sur terre ».
La chèvre de monsieur Seguin, qui ne connaissait que l’intérieur de son enclos, ne pouvait imaginer que le monde fût si grand... Elle prenait son enclos pour l’univers. Les grandes découvertes ont toujours dû faire face à l’incrédulité, à la raillerie, voire au bûcher...

Notre psychisme est profondément déterminé par ce que nous avons vécu. Voilà bien une contrainte à laquelle on ne peut échapper.
Ainsi, notre pensée ne serait qu’une pure mécanique, soumise au déterminisme de l’univers. Elle serait prévisible de l’extérieur, par un démiurge omniscient. Nous ne serions pas libres. Mais cette absence de liberté est toute théorique. Nous ne sommes pas ce démiurge. Nous sommes nous ! et en laissant libre cours à notre pensée, nous ne percevons aucune contrainte. La seule contrariété que l’on ressent ici, résulte de la prise de conscience de ce déterminisme. L’intuition d’une nécessaire liber­té de l’homme par rapport au déterminisme de l’univers procède donc de notre désir mégalomane d’être au-dessus de tout…
Si notre pensée est effectivement le résultat d’un déterminisme, rien ne l’empêche d’évoluer vers plus de complexité, d’efficacité, de cohérence. Bref, rien ne nous empêche d’accroître notre liberté intérieure, ni, d’ailleurs, d’être heureux. Il n’est pas nécessaire de se prendre pour Dieu…

Liberté, que n’a-t-on trop écrit ton nom ! Et pourtant, combien nous gagnerions à te découvrir !

DP (2001)

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