Humanisme pur

Avoir ou être ?

La volonté de donner, de partager, de se sacrifier

Dans la société contemporaine, le mode avoir d'existence est supposé être enraciné dans la nature humaine et donc pratiquement immuable. La même idée est exprimée par le dogme qui soutient que les gens sont foncièrement paresseux, passifs par nature et qu'ils ne veulent ni travailler ni faire quoi que ce soit à moins d'être stimulés par la perspective d'un gain matériel, ou par la faim ou par la peur du châtiment. Ce dogme n'est pratiquement mis en doute par personne, et il détermine nos méthodes d'éducation et de travail. Mais il n'est rien d'autre que le désir de prouver la valeur de nos dispositions sociales en décidant qu'elles sont conformes à la nature humaine. Pour les membres d'un grand nombre de sociétés passées et actuelles, le concept de l'innéité de l'égoïsme et de la paresse chez l'homme apparaîtrait aussi étrange que le contraire l'est pour nous.
La vérité est que le mode avoir et le mode être d'existence sont l'un et l'autre des virtualités de la nature humaine, que notre besoin biologique de survie tend à favoriser le mode avoir, mais que l'égoïsme et la paresse ne sont pas les seules tendances propres aux êtres humains.
Nous autres, êtres humains, avons un désir d'être inhérent et profondément enraciné: exprimer nos facultés, être actifs, être en relation avec les autres, s'échapper de la prison de l'égoïsme. La véracité de cette affirmation est appuyée par tant de preuves que celles-ci
rempliraient facilement tout un volume. D. 0. Hebb a formulé le fond de la question sous sa forme la plus générale en disant que l'unique problème de comportement est d'expliquer l'inactivité et non pas l'activité. Les données qui suivent viennent à l'appui de cette thèse générale :
1. L'étude du comportement animal. Des expériences et l'observation directe montrent que des animaux appartenant à de nombreuses espèces entreprennent avec plaisir des tâches difficiles, même si aucune récompense matérielle ne leur est offerte.
2. Des expériences neurophysiologiques mettent en évidence l'activité propre aux cellules nerveuses.
3. Le comportement infantile. Des études récentes montrent la capacité et le besoin des enfants en bas âge de réagir activement à des stimuli complexes; ces découvertes s'opposent à l'hypothèse de Freud selon laquelle le tout jeune enfant ressent les stimuli extérieurs comme une menace et qu'ils mobilisent son agressivité afin de supprimer la menace.
4. Le comportement éducatif. De nombreuses études ont montré que l'enfant et l'adolescent sont paresseux parce que le matériel d'enseignement leur est présenté d'une façon sèche et froide, inapte à éveiller de leur part un réel intérêt; si la pression et l'ennui sont supprimés, et si le matériel est présenté sous une forme vivante, l'activité et l'esprit d'initiative de l'élève sont mobilisés d'une façon remarquable.
5. Le comportement de travail. L'expérience classique de E. Mayo a montré que le travail en lui-même le plus ennuyeux devient intéressant si les ouvriers savent qu'ils participent à une expérience menée par une personne dynamique et douée qui est capable de susciter leur curiosité et leur participation. On a pu observer la même chose dans un grand nombre d'usines européennes et américaines. L'idée stéréotypée que le P.-D.G. se fait des ouvriers peut s'exprimer ainsi: les ouvriers ne sont pas vraiment intéressés par la participation active; ils veulent seulement des salaires plus élevés, de telle sorte que la participation aux bénéfices puisse encourager un travail d'une plus haute productivité, mais certainement pas la participation des travailleurs eux-mêmes. Les P.-D.G. ont raison en ce qui concerne les méthodes de travail qu'ils offrent, mais l'expérience a montré - et a convaincu plus d'un P.-D.G. - que si les ouvriers peuvent être vraiment actifs, responsables et bien informés dans le cadre de leur travail, ceux qui, auparavant, étaient les moins intéressés, changent considérablement et atteignent un niveau remarquable d'esprit d'invention, d'activité, d'imagination et de satisfaction.
6. La somme impressionnante de données que l'on trouve dans la vie sociale et politique. La croyance que les gens ne veulent pas faire de sacrifices est notoirement fausse. Quand Churchill, au début de la Seconde Guerre mondiale, déclara aux Britanniques qu'il devait leur demander du sang, de la sueur et des larmes, il ne les découragea pas; au contraire, il fit appel à leur désir humain, profondément ancré, d'accomplir des sacrifices et de donner beaucoup d'eux-mêmes. La réaction des Britanniques - de même que celle des Allemands et des Russes - face au bombardement aveugle de la population civile prouve que la souffrance partagée n'a pas affaibli leur courage; elle a renforcé leur résistance et donné tort à ceux qui croyaient que les bombardements terroristes pouvaient briser le moral de l'ennemi et contribuer à finir la guerre.
Nous trouvons la manifestation de la volonté de donner chez les personnes qui aiment authentiquement. Le " faux amour ", c'est-à-dire l'égoïsme partagé, rend les gens plus égoïstes (et ce n'est que trop souvent le cas). L'amour authentique accroît la capacité d'aimer les autres et d'être généreux avec eux. L'être qui aime vraiment aime le monde entier à travers l'amour qu'il éprouve pour une personne en particulier

<<Le mode être ne peut apparaître que dans la mesure où nous faisons décroître le mode avoir (qui est le non-être), c'est-à-dire dans la mesure où nous cessons de trouver notre sécurité et notre identité en nous accrochant à ce que nous avons, en " nous asseyant dessus ", en nous cramponnant à notre moi et à nos possessions. " Être " exige l'abandon de notre égocentrisme et de notre égoïsme ou, pour employer des mots qui reviennent souvent chez les mystiques, en nous rendant " vides " et " pauvres ".
Mais la plupart des gens estiment qu'il est trop difficile d'abandonner leur orientation " avoir "; toute tentative dans ce sens éveille chez eux une angoisse intense, et ils ont l'impression de n'être plus du tout en sécurité, comme si, ne sachant pas nager, ils étaient précipités dans l'océan. Ils ne savent pas qu'à partir du moment où ils ont renoncé à la béquille de la propriété, ils peuvent commencer à se servir de leurs propres forces et se mettre à marcher tout seuls.>>

Erich Fromm, extrait de "Avoir ou être ?

Sécurité - Insécurité

Ne pas avancer, rester où nous en sommes, régresser... en d'autres termes, nous reposer sur ce que nous avons, c'est très tentant, parce que ce que nous avons, nous le connaissons; nous pouvons nous y accrocher, nous y sentir en sécurité. Nous avons peur, et donc nous évitons de risquer un pas dans l'inconnu, l'incertain; car, en effet, alors que le pas peut ne pas nous apparaître risqué après l'avoir franchi, avant, ce que nous voyons au-delà de lui nous paraît très risqué, et donc effrayant. Seul est sûr ce qui est ancien, éprouvé; ou du moins c'est ce qu'il nous semble. Chaque nouveau pas renferme le danger de l'échec, et c'est l'une des raisons pour lesquelles les gens ont si peur de la liberté
Évidemment, ce qui est ancien et éprouvé est différent à chaque état de la vie. Pendant la première enfance, nous n'avons que notre corps et le sein de notre mère (encore indifférenciés à l'origine). Puis nous commençons à nous orienter vers le monde pour entamer le processus qui nous permettra de nous y faire une place. Nous commençons à vouloir avoir: nous avons notre mère, notre père, nos frères et soeurs, nos jouets; plus tard nous acquérons du savoir, un travail, une position sociale, une épouse, des enfants et, déjà, nous avons une sorte d'après-vie quand nous nous procurons un lieu de sépulture, une assurance-vie, et que nous rédigeons nos " dernières volontés ".
Et pourtant, malgré la sécurité qu'assure l'" avoir ", les gens admirent ceux qui ont une vision de ce qui est nouveau, ceux qui ouvrent un nouveau chemin, ceux qui ont le courage d'aller de l'avant. Dans la mythologie, ce mode d'existence est représenté symboliquement par le héros. Les héros sont ceux qui ont le courage de quitter ce qu'ils ont - leur terre, leur famille, leurs biens matériels - pour s'en aller, non sans appréhension, mais sans succomber à leur peur. Dans la tradition bouddhiste, Bouddha est le héros qui abandonne tout ce qu'il possède, toutes les certitudes contenues dans la théologie hindoue - son rang, sa famille - et qui se dirige vers une vie de détachement. Abraham et Moise sont les héros de la tradition juive. Le héros chrétien est Jésus, qui ne possède rien et qui, aux yeux du monde, n'est rien, mais qui agit en vertu de la plénitude de son amour pour le genre humain. Les Grecs ont des héros profanes dont le but est de triompher, de satisfaire leur orgueil, de conquérir. Pourtant, comme les héros spirituels, Hercule et Ulysse vont de l'avant, sans s'effrayer des risques et des dangers qui les attendent. Les héros de contes de fées répondent au même critère: partir, aller droit devant soi, supporter l'incertitude.
Si nous admirons ces héros, c'est que nous sentons profondément que leur manière de vivre est celle que nous voudrions avoir... si nous le pouvions. Mais, parce que nous avons peur, nous croyons que cette façon de vivre nous échappe, qu'elle ne peut être que celle des héros. Ceux-ci deviennent des idoles; nous transférons sur eux notre propre capacité de bouger, et nous restons sur place... parce que " nous ne sommes pas des héros ".
Cette discussion semblerait impliquer que, tandis qu'il est désirable d'être un héros, vouloir l'être est une folie qui va à l'encontre de notre propre intérêt. Mais il n'en est absolument pas ainsi. Les personnes timorées, du type avoir, aiment la sécurité, mais, par nécessité, elles vivent dans l'insécurité. Elles se reposent sur ce qu'elles ont: l'argent, le prestige, leur moi, autrement dit sur quelque chose qui leur est extérieur. Mais que deviennent-elles si elles perdent ce qu'elles ont? Car, en effet, tout ce que l'on possède peut être perdu. Il est tout à fait évident que l'on peut perdre ses biens matériels, et en même temps, habituellement, sa position sociale, ses amis; et qu'à n'importe quel moment, tôt ou tard, on doit perdre sa vie.
Si je suis ce que j'ai, et si ce que j'ai est perdu, alors qui suis-je ? Rien d'autre que le témoignage vaincu, amoindri, pathétique d'une façon erronée de vivre. Parce que je peux perdre ce que j'ai, je suis nécessairement tracassé en permanence par l'idée que je perdrai ce que je possède. J'ai peur des voleurs, des changements économiques, des révolutions, de la maladie, de la mort, et j'ai peur de l'amour, de la liberté, de mon propre développement, du changement', de l'inconnu. Ainsi, je suis perpétuellement inquiet, malade d'une hypochondrie chronique, en ce qui concerne non seulement la perte de ma richesse, mais aussi la perte de tout ce que j'ai; je reste sur mes gardes, je suis dur, soupçonneux, solitaire; je me laisse mener par mon besoin d'avoir plus, pour être mieux protégé. Ibsen a donné une très belle description, dans son Peer Gynt, de cette personne centrée sur elle-même. Le héros de ce drame n'est plein que de lui; dans son égoïsme extrême, il croit qu'il est lui-même parce qu'il est un " paquet de désirs ". A la fin de sa vie, il reconnaît que son existence structurée sur la possession des biens matériels l'a empêché d'être lui-même, qu'il est une noix vide, un homme inachevé, qui n'a jamais été lui-même.
L'angoisse et l'insécurité engendrées par le danger de perdre ce que l'on a sont absentes dans le mode de l'être. Si je suis ce que je suis, et non ce que j'ai, personne ne peut menacer ni voler ma sécurité et mon sentiment d'identité. Mon centre est en moi; ma capacité d'être et d'exprimer mes pouvoirs essentiels fait partie de ma structure de caractère et dépend de moi.
Les pouvoirs de la raison, de l'amour, de la création artistique et intellectuelle, tous les pouvoirs essentiels s'accroissent grâce au processus par lequel ils s'expriment. Ce qui est dépensé n'est pas perdu, mais, au contraire, ce qui est conservé est perdu. Dans le mode de l'être, ma sécurité n'est menacée que de l'intérieur de moi-même: par mon manque de confiance en la vie et en mes pouvoirs productifs; par mes tendances régressives; par ma paresse intérieure et par ma résignation à voir les autres s'emparer de ma vie. Mais ces dangers ne sont pas inhérents au mode de l'être, comme le danger de perdre est inhérent au mode de l'avoir.
Erich Fromm, extrait de "Avoir ou être ?"