Humanisme pur

Le singe en nous
(Fiche de lecture du livre de Frans de Waal)

Introduction

Cet ouvrage est instructif en ce qu’il nous plonge dans une réalité que nous ignorons souvent et où les idées reçues erronées sont légion. Frans de Waal est primatologue. Il a passé sa vie à observer nos cousins les singes, et plus particulièrement, les plus proches de nous dans l’arbre généalogique de l’évolution.

D’un point de vue évolutionniste, l’homme ne descend pas du singe, comme on l’entend souvent, l’homme est un singe. Il appartient même à une famille bien précise de singes, les « grands singes » ou « singes sans queue » (« apes » en anglais).
Notre position dans l’arbre généalogique de l’évolution fait naître le rameau « homo », le genre humain (les hominidés), il y a environ 5.5 millions d’années, époque à laquelle nous avons divergé du genre « pan » (les panidés), dont existent actuellement deux espèces, le chimpanzé et le bonobo. Ces dernières se sont différenciées l’une de l’autre il y a environ 2.5 millions d’années. Ce sont donc, à égalité, les deux espèces actuellement existantes les plus proches de la nôtre. Il faut remonter à 7.5 millions d’années pour que se sépare de notre ligné le rameau du genre gorilla comprenant aujourd’hui deux espèces : le gorille de l’est et le gorille de l’ouest (africain).

Mais où est passé le propre de l’homme ?

Ce qui est fascinant chez ces animaux, c’est leur étonnante proximité avec nous… sur le plan psychologique.

De Waal explique comment les découvertes successives ont influencé notre vision de ces animaux et de nous-mêmes. Il se trouve que l’espèce bonobo n’a été découverte que très récemment par rapport aux autres (1929). Ce singe, qui ressemble beaucoup au chimpanzé, est nettement plus rare et localisé. Il ne vit que dans une zone précise au sud du fleuve Congo, où la forêt est particulièrement dense, tandis que le chimpanzé est disséminé dans toute l’Afrique équatoriale. De ce fait, on a commencé par attribuer à nos « ancêtres » les traits cruels et brutaux du chimpanzé. Justifiant ainsi, les nôtres, comme une fatalité. Or, le bonobo est, quant à lui, beaucoup plus doux et pacifique…
A l’inverse, lorsque le bonobo a été découvert, beaucoup se sont raccrochés à ce cousin plus « sympathique ». Cette attitude consistant à se chercher un ancêtre qui nous plaît n’est pas très rationnelle. Ni le chimpanzé, ni le bonobo, ni aucun singe vivant actuellement n’est notre ancêtre…
Etudier ces animaux est cependant intéressant car cela révèle des comportements communs avec nous, dont nous pouvons donc penser qu’ils sont plus ou moins inscrits dans nos gènes. Mais nous avons également développé des comportements différents…

On retrouve chez nos cousins, la violence, le sens de la hiérarchie, l’égoïsme… Mais on retrouve aussi chez eux, la compassion, la gratitude, les sens de la coopération et du partage, que les hommes ont souvent eu tendance à imputer à une culture ou morale qui serait extérieure à notre nature « animale ». Voilà bien une idée reçue battue en brèche par l’observation scientifique.

Des instincts sociaux

De Waal montre de nombreuses observations et expériences qui attestent de comportement que l’on a tendance à considérer comme typiquement humains.
Une expérience célèbre qu’il a conduite avec Sarah Brosnan sur des singes capucins (singes du nouveaux monde assez éloignés de nous), montre un sens aigu de la justice :
Deux singes, placés à portée de vue l’un de l’autre, se voyaient donner une tranche de concombre à chaque fois qu’ils prenaient un jeton puis le donnaient à l’expérimentateur. Puis les expérimentateurs donnèrent des raisins à l’un des deux et continuèrent à donner du concombre à l’autre. Ces singes, gourmands, préfèrent les raisins… Le résultat de l’expérience fut que le singe qui continuait de se voir proposer des concombres devenait furieux à la vue de cette différence de traitement, au point de jeter violemment les concombres ou les jetons, puis de partir bouder dans un coin…
Dans le cas du singe capucin, ce sens de l’injustice se limite apparemment à la jalousie. En effet, le singe bénéficiant des raisins n’était pas trop perturbé par la situation, au point d’aller manger les tranches de concombre que l’autre venait de jeter !

Il en va différemment chez des espèces plus proches.
De Waal rapporte une observation d’une consœur, Sue Savage-Rumbough. Celle-ci nourrissait une femelle bonobo du nom de Panbanisha, laquelle se trouvait dans une cage séparée, a proximité de congénères qui n’étaient pas nourris par elle. Son traitement alimentaire était apparemment meilleur : « Panbanisha paru perturbée bien que la situation parut à son avantage. Elle demanda du jus de fruit, mais quand on le lui apporta, au lieu de l’accepter, elle désigna les autres du geste, agitant le bras en direction de son amie tout en vocalisant à l’endroit des bonobos. Ils répondirent par leurs propres appels, puis s’assirent à proximité de la cage de Panbanisha, attendant d’avoir du jus de fruit eux aussi. »
Certes, on peut penser que ce partage est motivé par un désir d’entretenir de bonnes relations avec des compagnons, qui sauront en tenir rigueur. Et en effet, ceux-ci n’hésitent pas à rendre à leurs congénères la « monnaie de leur pièce »… Mais cela n’empêche pas un « altruisme » plus indiscutable d’exister. De Waal cite une autre anecdote où une femelle bonobo qui avait trouvé un oiseau blessé, en pris grand soin, le protégeant de ses congénères dont elle redoutait un comportement moins soigneux à l’égard de l’oiseau, puis le monta sur un arbre, à plusieurs reprises, pour l’aider à s’envoler. Un tel comportement ne peut se justifier par des considérations intéressées…

L’auteur pense d’ailleurs que ces comportements altruistes sont issus, chez l’homme, paradoxalement, de la guerre et de la chasse. Ces pratiques, obligent à coopérer et à se « serrer les coudes » au sein de la communauté... Mais une fois que la disposition existe, elle existe pour elle-mêmes, indépendamment de son origine, « anecdotique ».

Chimpanzés et bonobos ont un sens aigu de la gratitude… et de la punition.
Deux singes se trouvaient sous la pluie, attendant que l’on ouvre la porte fermée de leur enclos. Lorsque le gardien ouvrit la porte, les singes se jetèrent sur lui pour l’embrasser, avant même de se mettre au sec. De Waal, qui avait offert un bébé bonobo à une femelle de la même espèce eut droit de la part de celle-ci à une amitié indéfectible.
Deux jeunes femelles qui avaient tardé à rentrer dans leur enclos pour y passer la nuit, eurent droit à une « correction » le lendemain de la part du groupe. En effet, les gardiens avaient pour règle de ne nourrir les animaux qu’une fois qu’ils étaient tous rentrés. Se doutant du sort qui serait réservé aux deux « gamines » un peu trop indépendantes, ils les avaient placés dans une cage séparée pour la nuit. Mais les estomacs n’ont pas eu la mémoire courte, au point que les jours suivants, les malheureuses étaient les premières rentrées…

Nos cousins panidés partagent encore avec nous le sens du pardon et de la consolation… Ils ont développé de nombreuses stratégies de réconciliation. De Waal remarque d’ailleurs que si les mâles sont plus prompts à se quereller, ils sont aussi plus rapides à se réconcilier… que les femelles, ce qui semble être également le cas… pour notre espèce ;
Citons enfin ces exemples célèbres où un individu infirme bénéficiait d’un régime de faveur de la part de la colonie, telle Mozu, une macaque des Alpes japonaises qui était dépourvue de pieds et de mains suite à une tare congénitale. Elle était tellement acceptée par son groupe qu’elle vécue jusqu’à un âge avancé et eu cinq rejetons… Nous sommes loin de la « loi de la jungle » où seuls les plus aptes survivraient…

Bref, Hobbes et les moralistes faisant de l’homme une brute épaisse policée par sa seule culture peuvent aller se rhabiller.
L’auteur remarque malicieusement :

« Des tests psychologiques ont montré que les étudiants ayant choisi l’économie en option principale étaient plus égoïstes que la moyenne de leurs condisciples de premier cycle. L’exposition répétée, cours après cours, au modèle capitaliste de l’intérêt personnel semble éliminer les inclinations pro-sociales qu’ils pouvaient avoir eues au départ. Ils cessent de faire confiance aux autres et, inversement, les autres en font autant. D’où cette vision négative.
Les mammifères sociaux, en revanche, connaissent la confiance, la loyauté et la solidarité. Comme les chimpanzés du parc national de Taï, ils n’abandonnent pas les moins chanceux. De plus, ils disposent de mécanismes pour tenir en lisières les profiteurs potentiels, comme le fait de refuser leur coopération aux individus qui, eux-mêmes, n’apportent pas leur contribution. »

Des instincts gerriers

Mais l’auteur ne donne pas dans le rousseauisme pour autant, cette doctrine opposée à celle de Hobbes, selon laquelle l’homme serait un « bon sauvage » perverti par la civilisation…

Certains idéalistes se sont longtemps accroché à l’idée que la violence observée chez les chimpanzés en captivité était une conséquence de leurs conditions de vie « artificielles » et « carcérales ». Les observations en milieu naturel, qui datent seulement des années soixante-dix, dues en particulier à Jane Goodal, ont mis un terme à ces doux espoirs.
Celle-ci découvrit d’abord que les chimpanzés ne se contentaient pas d’un menu végétarien agrémenté de quelques insectes, mais chassaient de petits singes qu’ils frappaient et démembraient vivants.
Elle découvrit plus tard qu’ils pratiquaient également… la guerre. Périodiquement, les mâles partent en patrouille, dans les zones frontalières de leur territoire, et dès qu’ils surprennent un mâle « étranger », ils le tuent. Les chimpanzés sont extrêmement xénophobes. Les gardiens de zoos doivent prendre des précautions considérables avant d’introduire un nouveau dans un groupe, quand ce n’est pas purement et simplement exclu.
La guerre et la xénophobie ne sont apparemment pas le propre de l’homme…

Mais même au sein de leur propre groupe, les chimpanzés sont violents. Surtout les mâles … le « meurtre politique » n’y est pas absent…
Chez pratiquement tous les mammifères sociaux, règne la hiérarchie. Celle-ci est habituellement peu disputée, souvent établie sur l’âge, comme c’est le cas chez les femelles panidés. Par contre, chez les mâles chimpanzés, qui dominent leurs femelles, la hiérarchie est établie par la force et la stratégie. D’où des combats fréquents.
Celui qui est en haut de la hiérarchie bénéficie d'avantages importants, que ce soit pour la nourriture ou pour le sexe…

Des êtres de culture

L’homme perd décidément tout ce qu’il croyait lui être propre. Que ce soit en bien, comme les sentiments dits « humains », ou que soit en mal, comme la cruauté et la violence. Même l’hypocrisie et le mensonge se retrouvent chez nos cousins.
Le rire serait-il le propre de l’homme ? Point du tout, nos cousins ont une expression faciale similaire ayant les mêmes fonctions.

Et la culture, alors ?
Idem. Des mœurs et pratiques différentes apparaissent au grès des découvertes et des individus présents. Ainsi,

« comme les humains, les autres primates se développent lentement ; ils sont influencés des années durant par l’environnement dans lequel ils grandissent, notamment par leur tissu social. Nous savons que les primates apprennent les uns des autres toutes sortes de comportements et de compétences, en vertu de quoi des groupes de même espèce agiront de manière très différente. C’est pourquoi les primatologues parlent de plus en plus de variabilité « culturelle », celles-ci portant essentiellement sur l’utilisation d’outils et sur les habitudes alimentaires, à l’image de ces chimpanzés qui écrasent des noix avec des pierres ou de ces petits singes japonais qui lavent des pommes de terre dans l’océan.
Or la culture sociale présente la même diversité ;
Cette discussion avec les psychologues me donna une idée. Je mis ensemble des jeunes de deux espèces pendant cinq mois. Les singes rhésus toujours prêts à se chamailler, cohabitaient avec les macaques à face rouge, beaucoup plus tolérants et faciles à vivre. Après une dispute, ces singes se réconcilient souvent en se tenant par les hanches selon un rituel dit de « prise arrière ». Curieusement, les singes rhésus commencèrent par manifester de l’inquiétude. Non seulement ils étaient légèrement plus petits que les macaques à face rouge, mais ils avaient dû sentir aussi que leur tempérament accommodant cachait une nature coriace. Ainsi donc, tandis, que les singes rhésus s’accrochaient en groupe compact et apeuré au plafond de la galerie, les autres inspectaient calmement leur nouvel environnement. Plusieurs minutes s’écoulèrent puis quelques rhésus, sans quitter leur posture inconfortable, se risquèrent à provoquer les faces rouges par des grognements rauques. Si c’était un test, ils allaient au-devant d’une surprise ; Alors qu’un singe rhésus dominant aurait réagi à la provocation en termes bien sentis, les macaques à face rouge les traitèrent par le mépris. Ils ne levèrent même pas la tête. Pour l’autre espèce, c’était certainement la première fois qu’elle rencontrait des compagnons qui ne se sentaient pas tenus de faire valoir leur position.
Au cours de cette étude, les singes rhésus eurent largement l’occasion de tirer des enseignements de l’expérience, et procédèrent aussi à de fréquentes réconciliations avec leurs paisibles oppresseurs. L’agressivité physique ne fut que très exceptionnelle, et il régna une atmosphère dénuée de tensions. Au bout des cinq mois, les jeunes jouaient ensemble, s’épouillaient mutuellement et dormaient serrés les uns contre les autres en petits groupes compacts. Mais surtout, les macaques rhésus développèrent les mêmes compétences conciliatrices que leurs compagnons de vie plus tolérants. Au terme de l’expérience, après que nous eûmes séparé les espèces, ces singes continuèrent à se montrer trois fois plus enclins à faire la paix et à s’épouiller après une querelle qu’il n’est habituel pour leur espèce.
Cette étude montre que le rétablissement de la paix est une compétence sociale acquise et non un instinct. »
Si des singes peuvent évoluer de la sorte, que penser des êtres humains…

Faites l’amour, pas la guerre !

Les différences comportementales entre chimpanzés et bonobos ne se résume toutefois pas à de simples acquisitions culturelles.

Une différence fondamentale entre les deux espèces est que chez les bonobos, ce sont les femelles qui dominent. Non qu’elle soient physiquement plus fortes, mais elles sont plus coopératives entre elles, et sont également un peu plus agressives que leurs compagnons. Les femelles quittent d’ailleurs leur communauté d’origine à la puberté puis vont s’en choisir une autre (ceci évitant la consanguinité). A l’inverse, les mâles ne quittent pas leur groupe où ils restent plus ou moins sous la protection de leur mère.
Cette inversion sexuelle a des conséquences fondamentales.
Chez les mammifères, la descendance d’une femelle est relativement fixe, elle dépend de sa capacité à porter des petits (un tous les cinq ans environs, pour les bonobos). Tandis qu’un mâle, en fécondant plusieurs femelles peut avoir une descendance pratiquement illimitée. Et celle-ci est d’autant plus assurée que les femelles qu’il « féconde » n’ont pas de rapports avec d’autres mâles…
D’où la tendance de la sélection naturelle à favoriser un comportement jaloux chez les mâles : ils vont avoir tendance à féconder beaucoup de femelles et à empêcher les autres mâles de le faire. Une femelle dominante, par contre, n’a pas d’intérêt particulier à empêcher ses compagnes de copuler avec les mêmes mâles qu’elles.
Il n’est pas rare dans le règne animal qu’un mâle qui rencontre pour la première fois une femelle ne se borne pas à copuler, mais tue également les petits de celle-ci. Elle sera ainsi plus rapidement fertile et disponible pour s’occuper de la descendance du nouveau venu… Ce comportement infanticide existe chez le chimpanzé.
En outre, le mâle dominant s’opposant aux accouplements de ses compagnons maintient ceux-ci dans une certaine frustration. Ils parviennent toutefois à s’accoupler, mais d’une façon bien moins fréquente. Soit qu’ils profitent d’une absence ou d’une baisse de vigilance du dominant, soit qu’ils l’amadouent suffisamment (par des épouillages prolongés, par exemple).

Rien de tout cela chez les bonobos. Les femelles, apprécient tellement le sexe, qu’elles y goûtent avec tous leurs compagnons. Ceci présente un avantage : les mâles ne disposent d’aucun élément qui pourrait leur permettre d’identifier une progéniture comme non susceptible d’être la leur…
De plus, les rapports sexuels (au sens large) jouent un rôle d’inhibition de la violence. Ils induisent la sécrétion d’ocytocine dans le cerveau… C’est la méthode de gestion de conflits la plus prisée chez les bonobos, dans laquelle ils excellent. A tel point que les rapports sexuels ont lieu entre tous les individus, qui sont donc tous « bisexuels », et avec une certaine fréquence (une dizaine par jour)…
Le plus extraordinaire concerne sans doute ce qui se produit lorsque deux communautés se rencontrent. Dans le cas des chimpanzés c’est la guerre. Chez les bonobos, les mâles commencent à se courser un peu, sans doute un atavisme… puis tout le monde fait l’amour !
Difficile de ne pas penser à une célèbre injonction soixante-huitarde… De Waal fait d’ailleurs une allusion au bed-in de John Lehnon et Yoko Ono en signe de protestation contre la guerre du Vietnam.

Ne pourrait-on pas nous inspirer des bonobos ? Ce singe se rapproche plus de nous que du chimpanzé par bien des aspects : jambe plus longue, silhouette plus fine, poils plus long sur le crâne, présence de seins chez les femelles, pratiques sexuelles variées dont copulation frontale, néoténie plus importante… D’un autre côté, il est difficile de ne pas nous reconnaître dans certains comportements typiques des chimpanzés : dominance des mâles, conflits pour le pouvoir, xénophobie.
Encore que ces attitudes, si elles sont communes, ne sont pas universelles (chez l'homme). Des sociétés matriarcales existent.

Les humains sont-ils monogames ?

L’auteur mentionne d’ailleurs les mœurs des indiens Baris du Vénézuela. Ceux-ci ne forment pas de couples, les femmes de la communauté ont des rapports avec tous les hommes, de telle sorte que tous croient contribuer à la procréation de chaque enfant (la découverte qu’un seul spermatozoïde contribue à la formation du fœtus est récente). Ces mœurs « différents », plus « bonoboesques », ne sont d’ailleurs pas exceptionnels. On les retrouve chez les Koziacs de Sibérie, ou les Hawaïens avant l’influence des missionnaires chrétiens…
Nul n’est besoin de s’attarder sur les difficultés que nous avons à respecter le modèle d’amour exclusif. Il suffit de s’en reporter à la littérature, à la faible longévité des couples depuis qu’ils sont fondés sur l’ « amour », ou encore aux contraintes imposées au femmes dans de nombreuses cultures, de la ceinture de chasteté à la burqa afghane.

L’auteur se garde cependant de prêcher une remise en cause des mœurs dominantes. Il fait même du couple monogame une clé de notre réussite ! Mais ses arguments me semblent insuffisants.

Le premier concerne notre mode de vie. A la différence de leurs cousins restés dans le berceau de la forêt africaine, les humains ont dû s’adapter, à une vie moins facile. Ils ont dû compter beaucoup plus sur la chasse, ce qui oblige à une coopération plus poussée entre les individus. La famille panidé est monoparentale : seule la mère s’occupe vraiment de son petit. Cela ne pose pas de problème : la nourriture est disponible en abondance, il suffit de la cueillir. Dans la communauté hominidé, tous les membres, hommes compris, pourvoient à l’alimentation des petits. Ce point justifie un comportement bien plus communautaire chez l’homme que chez ses proches cousins. Le succès de notre espèce doit sans doute beaucoup à cette dimension de notre psychologie.
De wall justifie ainsi notre tendance à la monogamie exclusive : l’homme s’occupant des petits a besoin d’être assuré de sa paternité.
Cet argument oublie que dans une communauté d’amour libre, tous les hommes (ou presque) se comportent comme pères des enfants. Ces derniers bénéficient alors d’une assurance encore plus grande quant à leur subsistance… Sans parler bien sûr des phénomènes d’adoption ou de coopération entre familles, qui échappent visiblement à cette explication !
Il écrit « les mâles à partenaires multiples répugnent à s’engager », ce qui est vague, et est contredit par ce qu’il écrit lui-même dans un autre chapitre, à propos des gorilles (mâles polygâmes) :
« le gorille mâle, malgré sa réputation de féroce King Kong, est un protecteur-né. (…) le gorille qui charge est prêt à mourir pour sa famille. »

Le deuxième argument me semble plus sérieux. Il concerne la taille de nos testicules. Ceux-ci sont nettement plus petits que ceux des panidés. Leur dimension importante chez les panidés, s’explique par la compétition spermatique entre des mâles fécondant les mêmes femelles : ceux produisant plus de spermatozoïdes (par volume de sperme) auront statistiquement plus de descendants. La compétition spermatique a donc été probablement moindre chez nos ancêtres les plus récents, que dans les sociétés de panidés.
De Wall oublie de rappeler que nos testicules sont par contre sensiblement plus gros que ceux du gorille (pourtant polygame). Ce dernier n’a pas besoin de produire beaucoup de spermatozoïdes pour assurer sa descendance puisqu’il veille jalousement sur ces femelles…
Tout ce que l’on peut conclure de cela est que nos ancêtres féminins ont vécu une situation intermédiaire entre la polyandrie des bonobos (multiplicité des partenaires sexuels mâles), et la monoandrie des gorilles.
Il semble que se soit développé chez l’homme une tendance à former des couples moyennement exclusifs, ce qui a pu atténuer un peu la compétition entre mâles. On observe chez les panidés de telles préférences : des femelles soutenant plutôt tel mâle que tel autre lors d’un conflit, et pas forcément le même pour toutes les femelles…
On peut expliquer ainsi le comportement jaloux des hommes : s’assurer une descendance, mais aussi celui des femmes : s’assurer la coopération d’un homme pour prendre plus particulièrement soin de leurs enfants.
Mais l’infidélité s’explique tout aussi bien : plus de descendance pour l’homme, et une sécurité supplémentaire pour les enfants en cas de défaillance de leur partenaire « officiel », pour les femmes…
Reste que notre genre a développé d’autres stratégies, comme l’altruisme, par exemple, qui fait que des gens sont capables de s’occuper d’enfants même si ceux-ci n’ont pas hérité de leurs gènes…

C'est pourquoi l'affirmation de l'auteur en faveur de la monogamie (« clé de notre réussite »), ne me semble pas être suffisamment soutenue scientifiquement. Peut-être y a-t-il là une inflence de sa propre culture. La première phrase du livre est : « pour Cattie, mon amour »...

Amalgames philosophiques

Le manque de rigueur de l’auteur est encore plus flagrant lorsqu'il sort de sa spécialité.
Dans « le monde de Spock », où il s’aventure dans le domaine philosophique, il parle de « l’affirmation de Kant selon laquelle nous parvenons à la moralité par la raison pure ». Or, pour Kant, la moralité relève de la « raison pratique », la raison pure se limitant à la logique…

Il évoque ensuite le cas de conscience suivant proposé par le philosophe contemporain Joshua Green. Nous sommes sur un pont, à côté d’une personne corpulente. Un train passe en dessous et se dirige vers un groupe de cinq ouvriers qu’il va visiblement écraser. Si l’on fait tomber sur la voie la personne à côté de nous, celle-ci ralentira le train suffisamment de sorte que l’on aura sacrifié une personne pour en sauver cinq. Le choix « utilitariste » consisterait donc à pousser l’homme. Or, si l’on fait un sondage, la plupart des gens avouent qu’ils ne le feraient pas. Ceci est invoqué comme argument contre l’utilitarisme.

Or, deux choses invalident à mon sens cet argument.
Premièrement, une éthique, n’est pas descriptive, mais normative : elle ne prétend pas décrire comment se comportent les gens à un moment donné, mais propose une procédure de décision, que chacun peut adopter s’il le souhaite.
Deuxièmement, la situation évoquée ici n’est pas très pertinente. On voit mal comment pourrait être évalué avec la précision nécessaire l’effet de la personne jetée sur la voie sur le ralentissement du train. De plus, on imagine mal qu’il n’y ait pas d’autre possibilité de sauver les cinq personnes (en criant, par exemple). Il n’est donc pas étonnant que la majorité des sondés rechignent à faire tomber la personne !
Par contre, dans le cas où l’on se trouve à côté de la voie avec la possibilité de faire dévier le train (au moyen d’une manette) sur une autre voie où se trouve une seule personne au lieu de cinq, la majorité des sondés optent pour faire dévier le train… L’utilitarisme n’est donc pas si « inhumain » que ça…

L’auteur semble considérer Kant comme un utilitariste (à tort) puisqu’il écrit à propos du choix des sondés dans ces deux cas (le « pont » et la « manette ») : « Ce choix n’a pas grand-chose à voir avec la rationalité car logiquement, les deux solutions aboutissent au même résultat. Kant n’y aurait vu aucune différence ». Faux. Kant y aurait vu une différence fondamentale, car son éthique est déontologique : il refuse de « tuer », il aurait donc fait le choix de ne pas basculer l’homme du haut du pont (comme la majorité des sondés, mais avec plus de conviction).
On peut lire ensuite : « M. Spock ne serait pas capable de résoudre les dilemmes moraux d’une manière propre à nous satisfaire. Il les aborderait avec une logique excessive. Lorsqu’il pousserait l’homme par-dessus la rambarde du pont, les protestations de la victime et notre révulsion le plongeraient dans un abîme de perplexité. »
Mr Spock, héros de science fiction, est censé représenter ici un être hyper-rationnel. Or, puisque Mr Spock a poussé « l’homme par-dessus la rambarde du pont », c’est bien qu’il a résolu le dilemme moral… (en adoptant la solution « utilitariste », qui sauve le maximum de vie). Ce choix est d’ordre éthique, inspiré par l’affect de compassion, et n’a aucun rapport avec une « logique excessive ». Je ne vois d’ailleurs pas en quoi une logique pourrait être « excessive »…(on retrouve là, l’amalgame fréquent et malheureux, entre manque d’empathie et excès de logique…)

Conclusion

L’homme a certes une capacité d’adaptation importante, mais celle-ci a sans doute des limites, que l’auteur nous invite à surveiller.
« Nous menons la vie que nous voulons, mais notre réussite dépend de son degré d’adéquation avec les prédispositions humaines. »
Il écrit encore : « L’évolution ne nous destinait sûrement pas à vivre dans des villes peuplées de millions d’individus, (…) Comme les bonobos dans leurs communautés soudées, nos ancêtres vivaient entourés de gens qu’ils connaissaient et avec qui ils frayaient tous les jours ».
Voilà qui milite en faveur d'une économie de proximité, plus conviviale voire communautaire...

je conclurai avec la dernière phrase du livre, qui me semble allier avec bonheur, l’espoir et la lucidité :

« Puisque cet animal [l’homme] a affirmé sa domination sur tous les autres, il est d’autant plus impératif qu’il se regarde honnêtement dans le miroir, afin de connaître le pire ennemi qu’il lui faille affronter, mais aussi l’allié prêt à l’aider à construire un monde meilleur. »

DP Publication 12-09-2008

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