Humanisme pur

L'égoïsme

On traite souvent d'égoïste celui qui ne nous a pas rendu le service que l'on attendait, qui n'a pas pensé à nous. D'où le bon mot de Lucien Guitry : « L'égoïste est celui qui n'emploie pas toutes les minutes de sa vie a assurer le bonheur de tous les autres égoïstes ».
L’égoïsme est générateur de conflits et en tant que terme connoté c’est aussi une arme pour agresser son adversaire. D’où le succès du concept... Mais quelle est, au juste, sa signification ?

Dans la pensée de tous les jours, l’égoïste est celui qui « ne pense qu’à lui ».
L’ouvrier qui prend garde à ne pas se blesser est, pendant son travail, entièrement concentré sur un objectif limité à sa personne : ne pas se blesser. Donc, il « ne pense qu’à lui ». Pourtant, son travail peut lui avoir été inspiré par le désir d’aider autrui, sur le long terme…

L’égoïsme consisterait donc plutôt à ne jamais penser aux autres ?
Pourtant, un vaniteux pense beaucoup aux autres puisqu’il est obsédé par ce qu’ils pensent de lui. De même le manipulateur et l’exploiteur puisqu’ils les étudient et les utilisent pour parvenir à leurs fins…

L’égoïsme ne concernerait donc pas l’objet de nos pensées mais uniquement ce qu’elles servent, nos motivations.
L’égoïste ne prendrait pas suffisamment en compte l’intérêt d’autrui ?

Mais qu’est-ce que l’intérêt d’autrui ? Ce qu’il désire ?
Empêcher quelqu'un de se suicider serait alors égoïste (puisque l’on ne prend pas en compte son désir). De même : ne pas obéir à un ordre… Sans compter qu’il y a de nombreux « autrui » dont les intérêts ne sont pas les mêmes : avec qui, donc, faudrait-il ne pas être égoïste ?
Clairement, cette position est intenable : ne pas satisfaire le désir de quelqu'un n’est pas nécessairement être égoïste… n’en déplaise à Lucien Guitry.

A moins que « l’intérêt d’autrui » soit édicté par une morale « universelle »...
On pourrait alors servir son « intérêt » même s’il n’est pas d’accord… Tout le problème serait donc reporté dans le choix de la morale. A l’arbitraire des désirs individuels se substituerait celui des morales. A l’aspiration d’autrui se substituerait mes propres valeurs. Tout le monde connaît de ces morales normatives qui font le malheur des bénéficiaires de l’ « altru­isme » ambiant.

Définir l’égoïsme comme la non prise en compte de l’intérêt d’autrui n’est donc pas satisfaisant.
Puisque l’intérêt d’autrui pose trop de problèmes, considérons plutôt notre intérêt personnel.
L’égoïste ne servirait que son propre intérêt ?
Mais qu’est-ce que mon intérêt ? Manifestement, c’est ce qui me fait du bien, ce qui m’est agréable.
Telle personne qui fait le bien autour d’elle, mue par un amour désintéressé, éprouve de la joie en conséquence. Une joie profonde et durable. C’est donc bien son intérêt, qu’elle sert. Elle serait donc égoïste ? Ce n’est pourtant pas ce que l’on considère généralement. Dans cette hypothèse, le seul comportement qui ne serait pas « égoïste » consisterait à se priver volontairement de toute forme de joie ou de plaisir. C’est humainement très difficile et on ne voit pas l’intérêt...« personnel » ou pas !

Cette perception de l’égoïsme, conjuguée à la connotation infamante du vocable, conduit souvent à un comportement de type sacrificiel. Il est rare, alors, que la personne concernée résiste à la tentation de mettre en évidence son « sacrifice », spécialement aux yeux de ceux qui en bénéficient, afin d’en tirer quelque reconnaissance. Elle oublie alors que, ce faisant, elle poursuit un intérêt manifestement égoïste, celui-là.
Inversement, cette perception conduit également celui qui se fait plaisir à culpabiliser. Souffrance qui ne sert à personne… au contraire.
Si l’on décide de définir l’égoïsme comme la quête exclusive de son intérêt personnel, il faudrait au moins en faire l’éloge. Le problème qui devrait être posé est plutôt celui de la détermination de cet intérêt, sa poursuite étant incontournable.

C’est seulement la poursuite d’un certain type d’objectif que l'on devrait qualifier d’égoïste : tout objectif conduisant à un conflit d’intérêt, à une situation de concurrence.
La confusion, fréquente, entre ce type d’objectif et l’intérêt personnel, concept plus vaste et objectif incontournable porte précisément à l’égoïsme, en faisant passer inconsciemment pour incontournable ce qui ne l’est nullement.

Les conflits d’intérêts ne découlent pas que de l’attitude des personnes. Ils résultent également des circonstances : la faim n’est source de conflits que s’il n’y a pas assez de nourriture pour tout le monde. De nos jours, ce n’est pas très fréquent. Par contre, il est difficile pour une personne avide, de ne pas se retrouver tôt ou tard en conflit avec les autres, spécialement avec ceux partageant la même inclination. A l'opposé, seul l’amour désintéressé préserverait de l’égoïsme.
Il y aurait donc un « égoïsme faible » (dû aux besoins physiologiques fondamentaux) susceptible de ne créer des conflits que dans des circonstances exceptionnelles, et un « égoïsme fort » engendrant inéluctablement la rivalité et la discorde. Les quêtes insatiables du pouvoir, de la richesse, du confort, du prestige appartiennent à cette dernière catégorie.

Cependant, ce ne sont pas les tendances que l’on qualifie ordinairement d’égoïstes, mais les personnes. Une personne réunit un certain nombre de tendances. Parmi celles-ci, certaines favorisent les conflits (la faim, la gourmandise…) tandis que d’autres s’y opposent (le sens de la justice, la compassion…). C’est la personnalité d’ensemble, qu’il faut considérer. Plus précisément : ses buts ultimes.
Par exemple, veiller à sa propre survie, à sa santé, est nécessaire pour pouvoir apporter plus de choses aux autres, sur le long terme. Prendre en compte les besoins de son corps n’est donc pas nécessairement de l’égoïsme.

Ce dernier serait donc une sorte de myopie : on ne voit pas plus loin que certains désirs immédiats. Ce faisant, on se contente d’accumuler toujours plus de richesses, de rechercher des expériences, des plaisirs toujours plus forts etc.
L’ironie est qu’alors, le plaisir réellement perçu n’est pas forcément plus grand. Un enfant bénéficiant facilement de tous les jouets les plus sophistiqués est rapidement blasé. Il y a accoutumance. Inversement, celui qui sait apprécier les choses les plus simples en retire énormément.
L’égoïste est une victime, de par la médiocrité et l’absurdité de son existence.
Le vrai dépassement de l’égoïsme passe par une cons­cience plus large et une philosophie plus cohérente. Il se trouve qu’en tant qu’animal social, l’homme aspire au fond à autre chose que la richesse, le pouvoir ou le prestige, à l’harmonie avec ses semblables, par exemple. Il est capable d’amour, d’amitié, de bienveillance... De sorte que, contrairement à une idée répandue, l’homme ne serait pas un être fondamentalement égoïste ne pouvant être rendu sociable que par la culture et des institutions. On peut même se demander si ce ne serait pas plutôt le contraire. Par exemple, si une certaine morale présentant l’altruisme comme un « sacrifice de soi », ne ferait pas beaucoup en faveur de l’égoïsme…

Ce dernier a sans doute de nombreuses causes. A commencer par cette expression absurde : « travail­ler pour soi ». En quoi le « moi » pourrait-il être un projet ? Un projet peut être une action, une réalisation, un vécu, pas un objet ni un être… Cette expression peut éventuellement signifier « faire ce que l’on veut », mais elle masque alors la question « qu’est-ce que je veux ? », et ainsi, par un court-circuit de la pensée, nous maintient dans l’égoïsme.

Ce dernier n’est-il pas également renforcé dans une culture qui prône une « réussite », systématiquement associée à un certain nombre de jouissances matérielles, de possessions ? Une culture qui prône la compétition, pour « réussir » ?
De surcroît, elle peut le faire avec un certain tact. En utilisant par exemple l’expression « réussir » pour signifier implicitement « réussir à devenir riche ou célèbre », l’expression « développement d’une région », pour signifier « développement d’une certaine économie de compétition dans une région », l’expression « inser­tion », pour « insertion dans une certaine économie de com­pétition » etc. Un langage trop explicite risquerait en effet d’amener certaines prises de conscience…

Mais le meilleur conditionnement ne passe pas par les mots, il passe par les actes.
Dans une certaine culture, la vie est coupée en deux : il y a le travail, et le loisir. Pendant le travail, on « produit » ; pendant le loisir, on « consomme ». Mais le but, c’est essentiellement de consommer. Cela ne favorise-t-il pas l’égoïsme ?
Dans une certaine société, la compétition est un fait, dès l’enfance, grâce à un système d’éducation, où il importe toujours d’accéder à la classe supérieure, d’avoir de bonnes notes, scrupuleusement répertoriées et publiées…
Partout il y est question de gagner, jusque dans les divertissements… Partout il y est question de jouer des coudes, d’accomplir un parcours du combattant, même pour bénéficier de la moindre aide sociale ! Tout cela ne favorise-t-il pas l’égoïsme ?
Enfin, il y a la peur : la peur de manquer, d’être agressé, de perdre son emploi, de ne pas avoir une bonne retraite… Bien sûr, grâce à la peur, on travaille. Mais n’y aurait-il pas intérêt à favoriser d’autres sentiments ?

Si certains sages ont prôné un relâchement du souci du lendemain, comme la condition d’une richesse plus grande, ce n’est peut-être pas totalement par hasard. Et si l’atténuation de la peur aidait à se rapprocher de l’essentiel ?
L’amour est le trésor sur lequel ouvre un certain renoncement. Pas un renoncement qui serait négation de soi, aliénation à autrui ; un renoncement à l’égoïsme de par sa superficialité et son absurdité, un renoncement à la peur et à la médiocrité.
S’occuper de soi, rechercher son intérêt le plus profond, et ainsi, être plus solidaire de ses semblables. Autrement dit : être égoïste dans le bon sens, pour cesser de l’être dans le mauvais. Pourquoi pas ?

DP (2001)

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